Un Monde Sans Fin
purent que se
jeter dans les bras l’un de l’autre, portés par une affection plus puissante
que tout. Au moins, nous sommes vivants, songea Merthin. La guerre et la peste
n’auront pas eu raison de nous !
Ralph se laissa tomber dans la cathèdre. « Apporte-nous
de la bière, nous mourons de soif ! » ordonna-t-il à Tilly.
Merthin comprit à son ton que son cadet n’admettait pas la
moindre objection. Il se mit à l’observer. Ralph avait bien changé depuis ce
jour de 1339 où il avait quitté Kingsbridge à la suite du comte Roland,
plongeant les siens dans la crainte de ne plus jamais le revoir. Il lui
manquait des doigts à la main gauche, vraisemblablement amputés à la suite
d’une blessure de guerre. Son teint rougeaud de buveur impénitent, sa peau
sèche et desquamée témoignaient d’une vie dissipée.
« La chasse était bonne ? s’enquit Merthin.
— Nous avons rapporté un cerf aussi gros qu’une vache,
répondit Ralph avec satisfaction. Vous aurez son foie pour le souper. »
Merthin l’interrogea sur ses années au sein des armées du
roi. Ralph relata divers épisodes de la guerre parmi les plus impressionnants.
« Un chevalier anglais vaut bien dix chevaliers français ! s’exclama
sieur Gérald en donnant libre cours à son enthousiasme. La bataille de Crécy
l’a parfaitement démontré. »
La réponse que lui fit Ralph étonna Merthin par sa mesure.
« À mon avis, les chevaliers anglais et français ne sont pas très
différents. Les Français n’ont toujours pas compris le but que nous poursuivons
avec notre fameuse formation en herse où les archers sont déployés de part et
d’autre des chevaliers et des soldats qui vont à pied. Ils nous chargent de
façon suicidaire des heures durant. Le jour où ils auront compris notre
stratégie, ils modifieront la leur. En attendant, nous demeurons presque
imbattables sur le plan de la défense. Mais pour l’attaque, la herse ne vaut
rien et, en fin de compte, cette tactique ne nous rapporte pas
grand-chose. »
Merthin fut frappé par la maturité de son frère. La guerre
lui avait fait acquérir une profondeur et une subtilité qu’il ne possédait pas
auparavant.
À son tour, il parla de Florence, évoqua l’immensité de la
ville, la fortune de ses marchands, la richesse de ses églises et de ses
palais. Ralph parut tout particulièrement intéressé par ce qu’il raconta à
propos des femmes esclaves.
Le soir était tombé ; les serviteurs apportèrent des
lampes et des candélabres. Puis vint le moment du souper. Ralph but beaucoup de
vin. Merthin remarqua qu’il s’adressait à peine à Tilly. Peut-être n’y avait-il
pas lieu de s’en étonner ? À trente et un ans, son frère avait passé la
moitié de sa vie d’adulte sur les champs de bataille, alors que son épouse
sortait tout juste de l’école d’un couvent. De quoi auraient-ils pu
parler ?
Tard dans la soirée, quand sieur Gérald et dame Maud s’en
furent retournés chez eux et Tilly partie se coucher, Merthin aborda le sujet
qui tenait tant à cœur à Caris. Il se sentait plus optimiste qu’auparavant.
Ralph semblait plus réfléchi. Il lui avait pardonné ce qu’il avait jadis
considéré comme une trahison et, dans son analyse des tactiques anglaise et
française, il s’était montré libre de tout esprit tribal.
« En venant ici, commença Merthin, j’ai passé la nuit à
Wigleigh.
— Le foulon continue à bien tourner, semble-t-il.
— Grâce au tissu écarlate, les marchands de Kingsbridge
ont réussi à tirer leur épingle du jeu. »
Ralph haussa les épaules. Parler d’argent n’était pas digne
d’un noble. « Marc le Tisserand s’acquitte de son loyer en temps et en
heure.
— J’ai passé la nuit chez Gwenda et Wulfric, reprit
Merthin.
Comme tu le sais, Gwenda et Caris sont amies depuis
l’enfance.
— Je n’ai pas oublié le jour où nous sommes tombés tous
ensemble sur sieur Thomas Langley. »
Merthin jeta un bref regard en direction d’Alan Fougère,
craignant de voir son frère mentionner devant lui un secret qu’ils avaient tous
juré de garder, étant enfants. Il n’avait aucune raison précise de vouloir
protéger ce secret, sinon le sentiment, inexplicable d’ailleurs, qu’il
importait à Thomas que rien ne soit éventé. Grâce au ciel, l’écuyer n’avait pas
réagi. Il avait beaucoup bu, lui aussi, et n’avait plus l’esprit assez délié
pour percevoir les
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