Un Monde Sans Fin
résoudre.
— L’incompétence d’Elfric a déjà failli leur coûter un
pont ! s’indigna Merthin.
— Ils le savent.
— Si je n’avais pas été là pour signaler le désordre,
la tour se serait effondrée et aurait réduit la cathédrale en pièces !
répliqua Merthin avec acrimonie, s’autorisant pour une fois à exprimer
librement ses sentiments.
— Ils le savent, bien sûr. Mais ils ne se battront pas
contre Godwyn sous prétexte qu’il est injuste envers toi !
— Je peux les comprendre », dit Merthin sur un ton
radouci. La plupart des gens n’agissaient-ils pas conformément à leur intérêt
immédiat ? Néanmoins, son amertume était grande de voir les habitants
refuser de prendre parti pour lui, qui s’était toujours soucié de leur bien,
contrairement à Godwyn.
« La gratitude n’est pas de ce monde, j’en suis désolé
pour toi, conclut Bill.
— Oui, dit Merthin. Que voulez-vous ?...» Il
regarda le constructeur puis détourna les yeux. Jetant au loin ses instruments
de dessin, il partit à grands pas.
*
À l’office de laudes, célébré avant l’aube, une volumineuse
silhouette agenouillée devant la fresque du bas-côté nord représentant la
Résurrection attira le regard de Caris. Dans cette personne mal éclairée par la
lumière vacillante d’une bougie, elle finit par reconnaître Madge à son menton
en galoche. Elle s’étonna fort de sa présence.
La tisserande demeura immergée dans ses prières pendant
toute la durée de l’office sans prêter attention aux Psaumes. Peut-être suppliait-elle
le Seigneur d’accueillir Marc en son sein et de lui pardonner ses péchés, bien
qu’il n’ait pas dû en commettre beaucoup. Plus probablement, elle devait
demander à son époux de lui envoyer la bonne fortune du monde des esprits, car
elle reprendrait sûrement l’affaire de tissu avec ses deux aînés, c’était la
pratique habituelle quand un marchand laissait une entreprise prospère. Oui,
Madge devait prier Marc de bénir ses efforts.
Cette explication, malgré tout, ne satisfaisait pas
pleinement Caris. L’intensité et le calme qui se dégageaient de son amie lui
évoquaient davantage une grande passion, comme si elle adressait au ciel une
supplique très particulière. Intriguée, la religieuse se détacha du cortège
quand les moines et les sœurs commencèrent à partir. Marchant le long de la nef
obscure, elle se dirigea vers la bougie.
Au bruit de ses pas, Madge se releva. Reconnaissant Caris,
elle lui lança sur un ton accusateur : « Marc est mort de la peste,
n’est-ce pas ?
— J’en ai bien l’impression.
— Vous ne m’en avez rien dit.
— Je n’en étais pas certaine. Je ne voulais pas vous
effrayer sur la base de simples suppositions, ni répandre la panique parmi les
habitants.
— D’après ce qu’on raconte, ça vient de Bristol. »
Ainsi, les habitants étaient au courant. « De Londres
aussi, indiqua Caris, qui tenait ce renseignement d’un pèlerin.
— Qu’est-ce qui va nous arriver ? »
Ces mots produisirent sur Caris l’effet d’un coup de
poignard en plein cœur. Terrassée, elle ne trouva rien à dire. « Je ne
sais pas.
— Il paraît que ça se transmet d’une personne à
l’autre.
— Comme de nombreuses maladies. »
L’agressivité de Madge fondit d’un coup, cédant la place à
une douleur éperdue et suppliante qui émut Caris jusqu’au désespoir.
« Est-ce que mes enfants vont mourir ? demanda
Madge d’une voix qui n’était plus qu’un souffle.
— La femme de Merthin en est morte ainsi que toute sa
famille, répondit Caris, mais lui-même s’en est sorti et Lolla n’a jamais
contracté la maladie.
— Mes enfants survivront, alors ?
— Nul ne peut le dire. Certaines personnes l’attrapent,
d’autres pas. »
Cette réponse n’était pas de nature à satisfaire la
tisserande. Comme la plupart des gens, elle voulait des certitudes et non des
peut-être. « Comment puis-je les protéger ?
— Vous faites là le maximum », répondit Caris en
regardant la fresque du Christ. Elle commençait à perdre pied. Réprimant un
sanglot, elle tourna les talons et s’enfuit en hâte.
Parvenue à la clôture, elle erra dans le cloître, le temps
de se reprendre en main, avant de gagner l’hospice, comme tous les jours à
cette heure.
Mair n’était pas là. Elle avait dû être appelée en ville.
Caris prit la direction des opérations. Elle surveilla
Weitere Kostenlose Bücher