Un Monde Sans Fin
elle : Merthin, dont elle avait
également rejeté l’amour. Perplexe, elle se dit que le problème devait trouver
son origine en elle-même. Souffrait-elle d’une malformation de l’âme qui
l’empêchait d’accueillir l’amour avec bonheur, comme les autres femmes ?
Plus tard, au cours de cette même nuit, les quatre enfants
de Marc le Tisserand succombèrent à leur tour, ainsi que la vieille Julie.
Bouleversée, Caris ne savait plus où donner de la tête. La
peste se propageait rapidement et tuait tous ceux qui en étaient atteints. Les
gens vivaient comme des prisonniers enfermés dans une geôle qui se demandait
lequel d’entre eux sera le prochain pendu. Après Florence et Bordeaux,
Kingsbridge allait-elle devenir à son tour une ville aux rues jonchées de
cadavres ? Dimanche prochain, ce serait jour de marché. De tous les
villages à la ronde d’où l’on pouvait gagner Kingsbridge à pied, les paysans
afflueraient par centaines pour commercer sur le parvis de la cathédrale.
Combien seraient-ils à rentrer chez eux frappés d’un mal fatal, après s’être
mêlés aux habitants d’ici dans les églises et les tavernes ? Dans cette
situation, l’on ne pouvait que mesurer son impuissance. Face à ces forces
terribles, on comprenait que les gens abandonnent la lutte, préférant affirmer
que tout dépendait du monde des esprits. Mais cette attitude n’avait jamais été
celle de Caris.
Traditionnellement, lorsqu’un moine ou une religieuse
décédait, son enterrement donnait lieu à une cérémonie particulière à laquelle
les frères et les sœurs participaient conjointement. Celle-ci se distingua par
une profonde émotion, non seulement parce que Mair et la vieille Julie avaient
toutes deux été aimées, la première pour sa beauté, la seconde pour son bon
cœur, mais parce qu’aux prières récitées à l’intention de leurs âmes furent
associés les enfants de Madge, également enterrés ce jour-là. Aux larmes de
plusieurs religieuses se joignirent celles de nombreux habitants de la ville
parmi les centaines qui avaient tenu à assister à l’office. Madge, pour sa
part, ne put s’y rendre, n’étant pas en état de quitter sa couche à l’hospice.
La foule se réunit dans le cimetière. Le vent froid du nord
et le ciel couleur d’ardoise annonçaient la neige. Frère Joseph prononça les
oraisons et six cercueils furent déposés dans les tombes.
C’est alors qu’une voix s’éleva, exprimant haut et fort la
question qui brûlait toutes les lèvres : « Allons-nous tous mourir,
frère Joseph ? »
De tous les moines médecins, frère Joseph était le plus
aimé. Il savait allier réflexion et chaleur humaine. À présent âgé d’une
soixantaine d’années, il ne lui restait plus une seule dent.
Voici ce qu’il déclara : « Nous sommes tous voués
à mourir un jour, mon ami, mais personne ne connaît l’heure de sa mort. C’est
pourquoi nous devons toujours être prêts à rencontrer notre Dieu. »
Fidèle à son habitude de poser toujours les questions
dérangeantes, Betty la Boulangère prit la parole à son tour : « Que
pouvons-nous faire pour nous protéger de ce mal ? Car c’est la peste,
n’est-ce pas ?
— La meilleure protection demeure la prière. Quel que
soit le nom de cette maladie, venez à l’église vous confesser de vos péchés
pour le cas où Dieu aurait décidé de vous rappeler à lui. »
Ces formules toutes faites ne pouvaient satisfaire Betty.
Elle insista : « Merthin dit qu’à Florence, les gens restaient chez
eux pour avoir le moins de contact possible avec les malades. Est-ce une bonne
idée ?
— J’en doute. Les Florentins ont-ils évité la
peste ? »
Tous les yeux se tournèrent vers Merthin, présent lui aussi,
sa petite Lolla dans les bras. « Non, admit-il, ils n’ont pas évité la
peste, mais s’ils n’étaient pas restés chez eux, le nombre de morts aurait
peut-être été bien plus élevé.
— Rester chez soi et ne pas aller à l’église ?
s’indigna Joseph en secouant la tête. Non ! Le meilleur remède consiste
sans aucun doute à mener une vie sainte.
C’en était trop pour Caris, qui s’exclama avec colère :
« Mais puisque la peste se propage d’une personne à l’autre ! C’est
en restant loin des autres qu’on a le plus de chances de ne pas
l’attraper !
— Parce que les femmes sont médecins,
maintenant ! » ricana le prieur.
Caris ignora son
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