Un Monde Sans Fin
reviens pas avant longtemps. » Les gens qui ont mis ce proverbe
en pratique ont tous échappé à la maladie.
— Mais nous ne pouvons pas partir.
— Pourquoi ?
— Voyons, ne sois pas bête ! La ville compte six
ou sept mille habitants. Tout le monde ne peut pas en partir. Et pour où,
dis-moi ?
— Je parlais de toi, pas des autres. Il est fort possible
que tu n’aies pas attrapé la peste, tu as passé beaucoup moins de temps auprès
de Marc que Madge et ses enfants qui, eux, l’ont probablement contractée. Si tu
es en état, on pourrait partir. Partir aujourd’hui même. Tous les trois :
toi, moi et Lolla. »
L’idée que le mal se propageait déjà en ville stupéfiait
Caris et la consternait à la fois. Était-elle déjà condamnée ?
« Mais... pour aller où ?
— Au pays de Galles, en Irlande ; dans un village
isolé où l’on reste des années sans voir un étranger.
— Mais toi, tu ne risques rien ! Tu m’as bien dit
qu’on n’attrapait jamais deux fois cette maladie !
— Non, jamais. Et certaines personnes ne l’attrapent
tout simplement pas, sans qu’on puisse l’expliquer. C’est le cas de Lolla. Elle
ne l’a pas attrapée de sa mère, elle a donc peu de chances de l’attraper un
jour.
— Eh bien alors, pourquoi veux-tu partir pour le pays
de Galles ? »
Merthin ne répondit pas. Elle comprit à son regard intense
qu’il n’avait de crainte que pour elle : l’idée qu’elle meure le terrifiait !
La phrase de Madge lui revint à l’esprit : « Savoir qu’au moins une
personne sur terre ne vous fera jamais défaut dans les moments
difficiles. » Ses yeux s’emplirent de larmes. Oui, quoi qu’elle fasse,
Merthin serait à ses côtés et chercherait avant tout à prendre soin d’elle.
Elle se représenta la pauvre Madge, écrasée par le chagrin d’avoir perdu le
seul être au monde qui l’ait toujours soutenue. Comment rejeter Merthin dans
ces circonstances ?
Et pourtant elle dit : « Je ne peux pas abandonner
Kingsbridge au moment précis où une épidémie se déclare. On compte sur moi pour
soigner les malades. C’est vers moi qu’ils se tourneront. Si je m’enfuyais...
Enfin, je n’ai pas besoin de te l’expliquer.
— Je comprends. Tu serais comme le soldat qui prend ses
jambes à son cou à la première flèche : tu aurais l’impression d’être
lâche.
— Lâche et malhonnête, aussi. Pour avoir donné
l’illusion à tous, et pendant tant d’années, que j’avais voué ma vie au service
de mon prochain.
— Je savais que tu refuserais, mais je ne pouvais pas
ne pas te poser la question. » Et Merthin ajouta avec une tristesse si
grande dans la voix que Caris en eut le cœur brisé : « Je suppose que
cela signifie que tu ne rompras pas non plus tes vœux.
— Non. L’hospice est l’endroit où l’on vient chercher
de l’aide. Je me dois d’y être et de remplir mon rôle. Je dois rester au
couvent.
— Puisque c’est ainsi...
— Ne sois pas trop désespéré !
— Pourquoi ne devrais-je pas me désespérer ?
s’écria-t-il avec douleur.
— Tu m’as bien dit que ce mal avait tué la moitié de
Florence ?
— À peu près.
— Autrement dit, la moitié de la population ne l’a pas
attrapé.
— Comme Lolla, sans qu’on sache pourquoi. Peut-être que
certaines gens ont en elles une force particulière. Ou que la maladie frappe au
hasard, comme les flèches ennemies qui épargnent les uns et tuent les autres.
— En conséquence, quel que soit l’angle sous lequel on
aborde la question, j’ai de bonnes chances de m’en sortir.
— Une sur deux.
— Comme à la loterie.
— Pile ou face. La mort ou la vie ! »
58.
Des centaines de personnes assistèrent à l’enterrement de
Marc le Tisserand. Certes, il comptait parmi les personnages les plus
importants de la ville. Mais si une foule aussi nombreuse avait tenu à venir –
quitte à marcher des heures comme les pauvres tisserands des villages voisins
–, c’était parce qu’il avait été aimé comme peu de gens le sont. La douceur
cachée derrière sa carapace de géant avait subjugué quiconque l’avait approché.
Telles étaient les réflexions que se faisait Merthin, sous
une pluie qui trempait sans distinction toutes les têtes dénudées, celles des
notables comme celles des indigents. Sur les visages, les gouttes glacées se
mêlaient aux larmes.
Madge serrant Denis et Noé sur son cœur donnait
Weitere Kostenlose Bücher