Un Monde Sans Fin
appétit d’enfant, mais Sam, qui
allait sur ses dix ans, était toujours affamé.
Tandis qu’ils mangeaient, Gwenda s’intéressa à un groupe
d’hommes debout dans un coin, qui discutaient, en buvant de grandes chopes de
bière. Ils étaient jeunes et vêtus pauvrement, sauf l’un d’eux, un blond à la
barbe hirsute, qui se pavanait dans une culotte de peau, chaussé de bottes
solides et coiffé d’un chapeau tout neuf. Sa tenue révélait l’artisan de
village ou le paysan prospère. « À Outhenby, disait-il, nous payons nos
journaliers deux pennies par jour. » Et sa phrase avait retenu l’attention
de Gwenda.
Elle tendit l’oreille, essayant d’en savoir davantage. Las,
elle ne parvenait à saisir que des bribes de leur conversation. En raison de la
pénurie de main-d’œuvre due à l’épidémie de peste, certains employeurs payaient
leurs journaliers à un taux bien plus élevé que l’habituel penny par jour, elle
l’avait entendu dire en effet, mais n’avait pas voulu y croire : c’était
trop beau pour être vrai. À présent, son cœur battait à tout rompre. Se
pouvait-il que la vie commence enfin à leur sourire, après tant d’années de
misère ?
Elle ne dit rien à Wulfric pour le moment. Il n’avait pas
entendu ces mots magiques. Le repas achevé, ils allèrent s’asseoir dehors sur
un banc et regardèrent leurs garçons courir avec d’autres enfants autour du
gros arbre qui avait donné son nom à la taverne. « Wulfric, lui
souffla-t-elle à mi-voix, que dirais-tu de gagner deux pennies par jour ?
Chacun deux pennies !
— Comment ça ?
— En allant à Outhenby. » Elle lui raconta ce
qu’elle avait entendu et conclut : « Ce pourrait être pour nous
l’occasion d’un nouveau départ dans la vie.
— Et je mettrais une croix sur les terres de mon père ? »
Elle l’aurait volontiers battu d’être aussi bête. Croyait-il
encore récupérer ces terres un jour ? Prenant sa voix la plus douce, elle
tenta de le convaincre : « Quelles chances as-tu ? Ça fait douze
ans que tu as été déshérité. Pendant ce temps, Ralph est devenu de plus en plus
puissant et il n’a pas fait montre de clémence envers toi. »
Il laissa passer un temps avant de demander : « Et
où habiterions-nous ?
— Il doit bien y avoir des maisons à Outhenby.
— Ralph nous laissera-t-il partir ?
— Il ne peut pas nous l’interdire. Nous ne sommes pas
serfs, nous sommes des ouvriers agricoles et comme tels indépendants, tu le
sais bien.
— Moi oui, mais lui ?
— Il suffit d’agir de telle sorte qu’il ne puisse pas
s’interposer.
— Comment ça ?
— Eh bien...»
Elle n’avait pas pris le temps de retourner la question dans
sa tête avant d’en parler à Wulfric et elle le regrettait ! Mais le temps
pressait. Ils devaient se décider rapidement. « Eh bien, dit-elle, on
pourrait partir aujourd’hui même, directement d’ici. »
Aller s’établir dans un village inconnu, sans même rentrer
chez soi pour préparer le voyage, c’était une idée effrayante pour deux paysans
qui avaient passé leur vie entière au hameau de Wigleigh. Mais ce n’était pas
la seule inquiétude de Wulfric. Il craignait aussi la réaction du bailli.
Nathan le bossu traversait justement la place en direction du marchand de
bougies. « Que va dire Nathan ?
— Nous lui tairons nos intentions. Nous dirons
uniquement que nous voudrions passer la nuit ici pour une raison quelconque et
que nous rentrerons au village demain. Comme ça, personne ne saura où nous
sommes allés et nous ne retournerons plus à Wigleigh.
— Ne plus retourner à Wigleigh ? » s’écria
Wulfric, et un soupir découragé succéda à son exclamation.
Gwenda jugula son impatience, elle connaissait son
mari : il était long à la détente, mais une fois décidé, impossible de le
faire changer d’avis ! N’étant pas borné, il finirait par se faire à cette
idée. Il était seulement prudent et circonspect et détestait prendre des
décisions à la hâte, contrairement à elle. Gwenda estimait en effet que c’était
bien souvent le seul moyen d’aboutir à quelque chose.
Le jeune homme à la barbe blonde sortit du Vieux Chêne.
Gwenda regarda autour d’elle. N’apercevant personne de son village à proximité,
elle alla le trouver. « Vous ai-je bien entendu parler d’un travail payé
deux pennies par jour ? demanda-t-elle.
— Oui, maîtresse, répondit-il.
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