Un Monde Sans Fin
monastère.
— Tu crois que ce secret a encore de
l’importance ?
— Dix ans après cette scène dans la forêt, je l’ai
assuré que je n’avais jamais divulgué son secret. Il m’a répondu :
« Si tu l’avais fait, tu ne serais plus de ce monde. » Sa phrase m’a
plongé dans une terreur plus grande que le jour où je lui ai juré le secret.
— Mère Cécilia m’a confié qu’Édouard II n’était pas
décédé de mort naturelle.
— Comment le savait-elle ?
— Si j’en crois ce qu’elle m’a dit, c’est mon oncle
Anthony qui le lui aurait appris. J’en ai déduit que ce secret, c’était que la
reine Isabelle avait fait assassiner son mari.
— La moitié du pays en est persuadée. Mais il est vrai
que si des preuves tangibles venaient confirmer ces soupçons... Cécilia
t’a-t-elle appris comment il avait été tué ? »
Caris se concentra. « Non. Maintenant que j’y pense,
elle m’a dit exactement : “Le vieux roi n’est pas mort d’une chute.” Je
lui ai demandé s’il avait été assassiné, mais elle est morte avant de m’avoir
répondu.
— La lettre de Thomas doit être la preuve que la reine
a été effectivement impliquée dans un complot. »
Ils terminèrent leur dîner dans un silence songeur.
Au prieuré, l’heure qui suivait le dîner était consacrée
d’ordinaire au repos et à la lecture. Caris et Merthin s’attardaient souvent un
certain temps. Aujourd’hui, cependant, Merthin avait des inquiétudes à propos
du toit de la nouvelle taverne qu’il était en train de construire sur l’île aux
lépreux, où des poutres ne se rejoignaient pas en formant l’angle prévu. Après
de fougueux baisers, il s’arracha à Caris et retourna sur son chantier. Déçue,
celle-ci se mit à parcourir un ouvrage nommé Ars Medica. C’était la traduction
latine d’un vieux traité du médecin grec Galien, pierre angulaire de toute la
médecine enseignée à l’université. Elle le lisait pour savoir ce que les
prêtres apprenaient à Oxford ou à Paris, mais jusqu’ici elle n’en avait pas
tiré grand-chose d’utile.
La servante revint débarrasser. « Demande à frère
Thomas de venir me voir, s’il te plait », lui ordonna Caris. Elle tenait à
s’assurer que leur amitié demeurait solide, malgré leur discussion orageuse.
Un vacarme retentit subitement au-dehors. S’y mêlaient les
bruits de plusieurs chevaux et des cris annonçant l’arrivée d’un noble,
soucieux d’attirer l’attention sur lui. Un instant plus tard, la porte
s’ouvrait brutalement sous la poigne du seigneur de Tench, Ralph Fitzgerald.
Sa fureur était visible. Caris prétendit ne pas la
remarquer.
« Bonjour, Ralph, dit-elle de sa voix la plus aimable.
C’est un plaisir inespéré que de te voir ici. Bienvenue à Kingsbridge !
— Laisse tomber ton baratin ! » répondit-il
grossièrement. S’étant approché de son siège, il se planta devant elle dans une
pose agressive. « Te rends-tu compte que tu mènes à la ruine la
paysannerie du pays tout entier ? »
Un autre personnage avait suivi Ralph pour se poster près de
la porte, un homme de haute taille avec une petite tête. Caris reconnut en lui
Alan Fougère, son acolyte de toujours. Ils étaient tous deux armés d’épées et
de poignards.
Se sachant seule dans le palais, Caris tenta d’alléger
l’atmosphère. « Puis-je t’offrir du jambon, Ralph ? Je viens
d’achever mon dîner. »
Mais Ralph se cramponnait à sa colère. « Tu me voles
mes paysans !
— Tes faisans ? »
Alan Fougère éclata de rire.
« Si tu te moques de moi, tu le
regretteras ! » assena Ralph. Il était rouge de fureur et se faisait
encore plus menaçant. Caris regretta son jeu de mots.
Elle versa de la bière dans une chope. « Loin de moi le
désir de me moquer de toi ! Dis-moi exactement ce que tu me
reproches », dit-elle en lui offrant la chope d’une main tremblante.
Ralph pointa le doigt sur Caris. « Les journaliers
quittent mes villages. Quand je demande de leurs nouvelles, on m’explique
qu’ils se sont installés dans des villages qui t’appartiennent et où les
salaires sont plus élevés. »
Caris acquiesça d’un hochement de la tête. « Si tu
vendais un cheval et que deux acheteurs se présentaient, ne le vendrais-tu pas
au plus offrant ?
— Ce n’est pas la même chose.
— Je crois que si. Prends un peu de bière. »
D’un geste brusque, il fit voler la
Weitere Kostenlose Bücher