Un Monde Sans Fin
prudence, choisissant
ses mots de la même façon qu’il aurait choisi les pierres sur lesquelles poser
le pied pour traverser à gué un torrent tumultueux. « Cela concerne la
mère de notre roi bien-aimé.
— La reine Isabelle ? » s’enquit Ralph.
D’après les ragots, cette vieille sorcière était toujours de ce monde et vivait
dans son splendide château de Lynn en lisant du matin au soir des romans
d’amour écrits en français, sa langue maternelle.
« Pour ne pas m’étendre, reprit Grégory, je vous dirai
seulement que je dois découvrir si la prieure détient ou non cette lettre. Mais
personne ne doit savoir que ce sujet m’intéresse.
— Dans ce cas, dit Ralph, vous devez soit vous rendre
au prieuré et consulter les archives des religieuses, soit vous faire remettre
ce document.
— Je préférerais la deuxième solution. »
Ralph acquiesça. Il commençait à comprendre ce que Grégory
attendait de lui.
« J’ai mené mon enquête avec grande discrétion,
poursuivait l’homme de loi. J’ai appris ainsi que personne ne savait avec
précision où les religieuses conservaient leur trésor.
— Il y en a forcément parmi elles qui connaissent son
emplacement.
— Elles ne le révéleront à personne. Cependant, je me
suis laissé dire que vous étiez maître dans l’art de faire parler les
gens. »
À l’évidence, Grégory était au fait de ses activités en
France. Sa conversation n’avait rien de spontané, se dit Ralph, il l’avait au
contraire soigneusement préparée. Peut-être même était-ce l’unique raison de sa
venue à Kingsbridge. Tout haut, il déclara : « Je pourrais
éventuellement apporter mon concours aux amis du roi pour résoudre ce
problème...
— Bien.
— ... Si en récompense le comté de Shiring m’était
promis. » Grégory marqua un temps. « Le nouveau comte devra épouser
l’ancienne comtesse. »
Ralph veilla à dissimuler son excitation, devinant
instinctivement que Grégory serait peu enclin à respecter un homme poussé par
le désir de posséder une femme, quand bien même ce n’était chez lui qu’un
mobile parmi d’autres. « Il est vrai que dame Philippa a cinq ans de plus
que moi, mais je ne la refuserais pas. »
Grégory le dévisagea d’un air soupçonneux :
« C’est une très belle femme, dit-il. Celui à qui le roi la donnera pour
épouse pourra se considérer chanceux.
— Je m’en voudrais de paraître indifférent à sa beauté,
s’empressa Ralph, comprenant qu’il avait manqué de finesse. Je partage
totalement votre avis.
— Mais... me tromperais-je ? Ne seriez-vous pas
déjà marié ? » s’enquit Grégory.
Ralph surprit le regard d’Alan. Ce dernier, manifestement,
était impatient d’entendre sa réponse. « Ma femme..., soupira-t-il, ma
femme est très malade et n’en a plus pour longtemps. »
*
De retour dans la vieille maison où Wulfric avait vécu
depuis sa naissance, Gwenda alluma un feu dans la cuisine. Ayant retrouvé ses
marmites, elle alla puiser de l’eau au puits et mit quelques oignons à cuire,
première étape du ragoût qu’elle ferait mijoter. Wulfric apporta d’autres
bûches. Tout à la joie de retrouver leurs anciens amis, les garçons jouaient
dehors, inconscients de la tragédie qui avait frappé leur famille.
Gwenda s’adonna à toutes sortes de tâches ménagères pour
s’interdire de réfléchir. Penser à l’avenir, au passé, à son mari ou à
elle-même ne faisait qu’attiser sa tristesse. Assis sur un banc, Wulfric fixait
le feu sans mot dire.
Leur voisin, David Jones, arriva avec un grand pichet de
bière, accompagné de sa fille encore adolescente mais pas de sa femme, qui
était morte de la peste. Gwenda aurait préféré ressasser son malheur dans la
solitude. Mais comment mettre à la porte des personnes pleines de bonnes
intentions ? Attrapant un chiffon, elle se mit tristement en demeure
d’essuyer des bols en bois pour en retirer la poussière.
David entreprit de verser de la bière à tout le monde.
« Nous sommes bien désolés que les choses se terminent
ainsi pour vous, mais nous sommes contents de vous revoir », dit-il en
levant sa tasse.
Wulfric avala d’un trait le contenu de la sienne et en
redemanda.
Un peu plus tard, Aaron Dupommier débarqua à son tour avec
sa femme Ulla, chargée d’une panière pleine de petits pains dont l’odeur emplit
la maison et fit monter l’eau à la bouche de tout monde. « Ils
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