Un Monde Sans Fin
devrions faire, nous, pour cultiver nos champs sans l’aide des
journaliers ? Comment nous débrouillerons-nous s’ils s’en vont tous ?
— Ils n’y seront peut-être pas tous obligés, dit Derek.
Selon la nouvelle loi, seuls sont tenus de rentrer chez eux les journaliers qui
en reçoivent l’injonction. »
Cette précision apaisa quelque peu l’assistance. Les uns se
demandèrent si leur ancien seigneur saurait les retrouver, les autres tentèrent
de se figurer combien d’étrangers resteraient au village. Quant à Gwenda, elle
ne nourrit aucune illusion sur son sort. Ralph viendrait les chercher ici tôt
ou tard, elle et les siens.
À ce moment-là, nous serons déjà loin ! décida-t-elle.
Le prêtre se retira. Comme les fidèles commençaient à se
diriger vers la sortie, elle souffla à son mari : « Nous devons
partir sur-le-champ. Avant que Ralph ne nous retrouve !
— Pour aller où ?
— Je ne sais pas, mais c’est peut-être aussi bien. Si
nous ignorons nous-mêmes notre destination, personne ne pourra dire où nous
sommes partis.
— Mais comment vivrons-nous ?
— Nous trouverons un village où l’on aura besoin de
travailleurs.
— Je me demande s’il y en a tant que ça ! »
Elle répondit patiemment, sachant que Wulfric n’avait pas un
esprit aussi rapide que le sien : « Il y en a forcément un bon
nombre. Le roi n’a pas promulgué cette loi uniquement pour Outhenby.
— C’est vrai.
— Il faut partir aujourd’hui même, affirma-t-elle avec
force.
Nous sommes dimanche, nous ne perdons aucun jour ouvré. Il
ne doit pas être encore midi, ajouta-t-elle après avoir jeté un coup d’œil par
la fenêtre de l’église. En prenant la route tout de suite, nous aurons couvert
une bonne distance avant la tombée de la nuit. Qui sait, demain à cette
heure-ci, peut-être serons-nous déjà en train de travailler ailleurs ?
— Tu as raison, dit Wulfric. Avec Ralph, on ne sait
jamais comment il réagira.
— Surtout, pas un mot à quiconque ! On rentre à la
maison, on empaquète tout ce qu’on peut emporter et on part sans perdre un
instant.
— Entendu. »
Ils avaient atteint la porte et sortaient dans la lumière du
soleil.
Hélas !
Six cavaliers se tenaient sur le parvis de l’église :
Ralph et son fidèle Alan, un inconnu de haute taille vêtu à la mode de la
capitale et trois brutes dépenaillées et balafrées, de cette engeance qu’on
engage pour quelques sous dans toutes les tavernes malfamées du pays.
Un sourire triomphant aux lèvres, Ralph dévisagea Gwenda.
Elle balaya la place des yeux, au désespoir. L’autre fois, les hommes du
village avaient pu lui tenir tête ainsi qu’à son écuyer. Ils rentraient des
champs, lestés de leurs outils, et ils étaient portés par la conviction d’avoir
le droit pour eux. Aujourd’hui, ce nouveau décret changeait tout. Ils ne
savaient plus très bien à quoi s’en tenir et ils étaient désarmés puisqu’ils
sortaient de l’église.
Plusieurs villageois se détournèrent quand Gwenda posa les
yeux sur eux. Elle comprit qu’ils ne se battraient pas.
Elle crut défaillir, tant sa déception était grande. Elle
dut prendre appui sur un rebord du porche pour ne pas s’écrouler, terrassée par
l’accablement. Dans sa poitrine, son cœur s’était transformé en une masse
pesante, glacée et visqueuse, semblable à la terre qui recouvre les tombes en
hiver.
L’espace de quelques jours, elle avait connu la liberté avec
Wulfric. Mais cela n’avait été qu’un rêve, un rêve désormais achevé.
*
L’après-midi était déjà bien avancée quand Ralph entra au
pas dans le village de Wigleigh, tirant Wulfric au bout d’une corde attachée à
son cou. Pour aller plus vite, il avait autorisé les deux garçons à partager
les montures de ses hommes de main et il n’avait pas entravé Gwenda, certain
qu’elle n’abandonnerait pas ses enfants. Celle-ci fermait donc la marche, libre
de ses mouvements.
En cette journée de dimanche, la plupart des habitants se
prélassaient au soleil sur le pas de leur porte. Comme l’avait escompté leur
seigneur, ce fut dans un silence horrifié qu’ils regardèrent passer la lugubre
procession. L’humiliation qu’il faisait subir à Wulfric avait pour but de
décourager les autres journaliers de fuir le village en quête d’un meilleur
salaire.
Enfin, la petite troupe atteignit le manoir. Là, Wulfric fut
relâché et renvoyé chez
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