Un Monde Sans Fin
prieure. J’ai trente-trois ans. Je
n’ai pas l’éternité devant moi : mon père, à cinquante-huit ans, est déjà
au seuil de la mort. Je fonderai une famille, j’aurai une femme, d’autres
enfants et je serai le plus heureux des hommes ! »
Caris se mordait les lèvres, luttant de toutes ses forces
pour ne pas exprimer sa peine. L’amertume de Merthin la bouleversait et elle
fondit en larmes, torturée par le regret.
Il ne se laissa pas attendrir. « Je ne gâcherai pas ma
vie à t’aimer plus longtemps. Ou tu quittes le couvent maintenant, ou tu y
restes jusqu’à la fin de tes jours. »
Caris eut l’impression d’avoir été poignardée en plein cœur.
Battant le rappel de ses forces, elle le regarda en face. « Je ne
t’oublierai pas, Merthin. Je t’aimerai toujours.
— Mais pas assez. »
Elle garda le silence un long moment. Il avait tort. Le
problème n’était pas que son amour n’était pas assez ardent, mais que cet amour
l’enfermait dans une situation insoluble. Comment le lui expliquer ?
« Tu le crois vraiment ? lui demanda-t-elle.
— Ça me paraît évident, non ? »
Elle acquiesça d’un signe de tête, sachant qu’elle ne le
persuaderait pas du contraire. « Je suis au désespoir, dit-elle. De toute
ma vie, je n’ai jamais eu à prendre de décision aussi douloureuse.
— Je suis tout aussi désolé. » Sur ces mots, il
tourna les talons.
75.
Sieur Grégory finit par rentrer à Londres. À la vitesse à
laquelle il revint, on aurait pu croire qu’il n’avait fait que rebondir sur les
murs de cette ville majestueuse, telle une balle de cuir. Il arriva au manoir
de Tench à l’heure du souper, épuisé, soufflant comme une forge par ses narines
épanouies, ses longs cheveux gris collés de sueur. Il avait perdu de sa
superbe ; rien dans son allure n’exprimait plus cette conviction absolue
de régner sur tous les êtres, hommes ou bêtes. Quand il entra dans la
grand-salle, Ralph et Alan, debout près d’une fenêtre, étaient occupés à
examiner à la lumière du soir d’été un nouveau type de dague pourvue d’une
large lame. Sans même les saluer, Grégory laissa tomber sa gigantesque personne
dans le grand fauteuil sculpté de Ralph : quels qu’aient été les revers qu’il
avait subis, il se considérait encore trop important pour attendre qu’on lui
offre un siège.
Ralph et Alan attendirent, intrigués, qu’il leur expose
l’objet de sa visite. Dame Maud, assise à table, le jugeait d’un œil
réprobateur : elle exécrait les mauvaises manières.
Enfin, Grégory daigna parler. « Le roi n’aime pas qu’on
lui désobéisse. »
À ces mots, Ralph prit peur.
Il regarda Grégory avec inquiétude. En quoi avait-il pu
fâcher le souverain ? Il balbutia : « Je suis navré d’apprendre
que Sa Majesté est mécontente. J’espère que ce n’est pas à cause de moi.
— V0us êtes en partie responsable, répliqua Grégory, je
le suis aussi. » Sa réponse sibylline déplut fort au maître de séant.
« Le roi estime que sa volonté doit être respectée, sous peine de créer un
précédent dommageable.
— J’en conviens volontiers.
— C’est la raison pour laquelle nous allons, dès
demain, nous rendre à Château-le-Comte rencontrer dame Philippa et l’obliger à
vous épouser. »
C’était donc ça. Ralph en éprouva un certain soulagement.
En toute justice, le roi ne pouvait pas le tenir pour
responsable de la résistance de Philippa – si tant est, bien sûr, qu’un roi se
soucie de justice. Mais Grégory avait dû se voir blâmé par le souverain et
sommé de convaincre la comtesse. Maintenant, il était prêt à tout pour se
racheter.
« Je peux d’ores et déjà vous promettre que quand j’en
aurai fini avec elle, elle vous suppliera de la prendre pour épouse »,
reprit l’avocat et ses traits exprimèrent à la fois fureur et malice.
Son assurance laissait Ralph quelque peu sceptique. Comme
Philippa l’avait fait remarquer elle-même, on pouvait traîner une femme jusqu’à
l’autel, mais en aucun cas l’obliger à dire oui. En outre, certaines
dispositions semblaient garantir à une veuve le droit de refuser de se remarier.
« On m’a parlé de lois inscrites dans la Magna Carla ? commença-t-il.
— Justement ! répliqua l’avocat, venimeux. J’ai
fait l’erreur de rappeler ce détail à Sa Majesté. »
Dans ce cas, à quelles promesses ou quelles menaces
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