Un Monde Sans Fin
Grégory
comptait-il recourir pour forcer Philippa à se plier à sa volonté ? se
demandait Ralph. Pour sa part, il n’envisageait d’autre moyen que de l’enlever
et de la conduire dans une église isolée où un prêtre, grassement soudoyé,
célébrerait la cérémonie en restant sourd à ses protestations.
Ils partirent tôt le lendemain matin, accompagné d’une
petite escorte. La moisson battait son plein. Au Champ du nord, les hommes
fauchaient les hautes tiges de seigle que les femmes ramassaient derrière eux
et liaient en gerbes.
Ces derniers temps, Ralph s’était davantage inquiété des
récoltes que de Philippa, non pas à cause du temps, qui était au beau, mais à
cause de la peste qui avait décimé ses paysans. Bon nombre de survivants
avaient déserté ses terres pour celles de seigneurs peu scrupuleux, comme la
prieure Caris, qui comblaient leur propre pénurie de main-d’œuvre en séduisant
les journaliers par la promesse de salaires plus élevés et les métayers par
celle d’alléger les redevances dues au seigneur. Pour ne pas perdre tous ses
serfs, Ralph avait dû octroyer des tenures libres à plusieurs d’entre eux, ce
qui signifiait que rien ne les obligeait plus à travailler sur ses terres. Et
comme, à présent, ils étaient tous occupés à moissonner leurs propres récoltes,
Ralph craignait fort de voir une partie des siennes pourrir sur pied.
Cependant, il était convaincu que ses soucis disparaîtraient
sitôt qu’il aurait épousé Philippa. Son fief serait en effet dix fois plus
important en superficie. Il percevrait des revenus de maintes autres
sources : des tribunaux, des marchés, des moulins et de la forêt. Sa
famille retrouverait la place qu’elle méritait d’occuper dans la noblesse et
sieur Gérald connaîtrait, avant de mourir, la joie et la fierté de voir son
fils élevé au rang de comte.
Une nouvelle fois, il se demanda ce que Grégory avait
derrière la tête. En refusant de se donner à lui, la belle Philippa s’était
dressée dans ses souliers de satin contre un homme à la volonté implacable et
doté de puissantes relations. Ralph n’aurait pas voulu être à sa place.
Ils arrivèrent à Château-le-Comte peu avant midi. Comme
toujours, le croassement des freux se querellant sur les remparts rappelèrent à
Ralph les années qu’il avait passées en ce lieu, lorsqu’il était jeune écuyer
au service du comte Roland. Cette époque, songeait-il parfois, avait été la
plus heureuse de sa vie. Aujourd’hui, le château n’était plus habité par un
comte et manquait singulièrement d’animation : on ne voyait plus d’écuyers
jouant à se battre dans l’enceinte inférieure, plus de chevaux de guerre devant
les écuries, renâclant et piaffant tandis qu’on les pansait ou qu’on les
entraînait, plus un seul homme d’armes jouant aux dés sur les marches du
donjon.
Ils trouvèrent Philippa dans la grand-salle du château, en
compagnie d’Odila et de quelques suivantes. Mère et fille, assises côte à côte
sur un banc, travaillaient ensemble à une tapisserie tendue sur un grand
métier. Ralph s’en approcha pour voir ce qu’elle représentait : elle
n’était pas achevée, mais l’on devinait une scène forestière. Philippa
dessinait le tronc des arbres avec du fil brun, Odila les feuilles avec du fil
vert.
« C’est très joli, mais vous devriez y mettre plus de
vie, suggéra Ralph en s’efforçant de prendre une voix chaleureuse et gaie. Des
oiseaux, quelques lapins, peut-être un ou deux chiens courant un cerf. »
Insensible à son charme, Philippa se leva et s’écarta de lui
sans répondre. Sa fille l’imita. Ralph remarqua qu’elles étaient toutes deux de
la même taille. « Pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici ? » laissa
tomber Philippa sur un ton glacial.
Tu veux la guerre, tu vas l’avoir, songea Ralph par-devers
lui, le cœur débordant d’amertume. Se détournant à demi, il annonça :
« Sieur Grégory ici présent a quelque chose à vous dire. » Puis,
faisant mine de s’ennuyer à mourir, il alla se poster près d’une fenêtre,
l’oreille aux aguets.
Grégory salua Philippa et sa fille avec déférence. Il
espérait, dit-il, ne pas les déranger. En réalité, il s’en souciait comme d’une
guigne, mais sa politesse parut apaiser Philippa, qui l’invita à s’asseoir.
Grégory reprit alors : « Le roi s’irrite de votre attitude,
comtesse. »
Philippa inclina la tête.
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