Un Monde Sans Fin
de juger ceux du dedans. À vous ! » répéta-t-il
en pointant le doigt sur la congrégation. Reprenant sa lecture, il clama :
« Retranchez le méchant du milieu de vous ! »
Les fidèles l’écoutaient sans mot dire. Ils sentaient que
son sermon était bien différent des conseils de bonne conduite auxquels on les
exhortait d’ordinaire, qu’il contenait un message caché.
« Nous devons regarder autour de nous, continua-t-il.
Dans notre ville, dans notre église, dans notre prieuré ! Y a-t-il des
impudiques ? Si oui, nous devons les chasser ! »
À présent, il ne faisait plus aucun doute que son discours
visait Caris. Les citadins qui avaient l’esprit le plus vif l’avaient
certainement compris eux aussi. Que pouvait-elle faire ? Se lever et le
contredire ? Quitter l’église ? Agir ainsi reviendrait à lui donner
raison, et le plus stupide des fidèles comprendrait alors qu’elle était la
cible de sa tirade. Non, elle ne pouvait que continuer à l’écouter, mortifiée.
Pour la première fois de sa vie, Philémon s’exprimait avec
talent. Sa voix claire, forte et assurée était bien plus modulée et convaincante
qu’à l’accoutumée. Visiblement, la haine était pour lui une source
d’inspiration !
Caris tenta de se rassurer : personne ne la chasserait
du prieuré. Aurait-elle été incompétente que l’évêque l’aurait maintenue à son
poste tant il était difficile de trouver un remplaçant. La dévastation du
clergé avait déjà contraint des dizaines d’églises et de monastères du pays à
fermer leurs portes. L’évêché, qui cherchait désespérément à pourvoir les
postes vacants, se gardait bien de démettre de leurs fonctions les responsables
en place. De toute façon, si un évêque quel qu’il soit s’avisait de la
destituer, les habitants de Kingsbridge se révolteraient.
Néanmoins, le sermon de Philémon allait nuire à sa
réputation. Jusqu’ici, les notables de la ville avaient fermé les yeux sur sa
liaison avec Merthin. Dorénavant, ils ne pourraient plus afficher la même
indulgence. Les accusations de cet ordre étaient de nature à saper le respect.
Si l’on pouvait ne pas tenir rigueur à un homme de se laisser aller à ses instincts
charnels, on pardonnait moins volontiers de tels écarts à une femme, et moins
encore à une religieuse qui prêchait avec véhémence le retour à l’ordre moral.
Les dents serrées, elle attendit que Philémon achève sa
péroraison. Il réitéra ses exécrables insinuations avec une force renouvelée.
Caris rongea son frein jusqu’à la fin de l’office. Sitôt qu’elle eut quitté la
cathédrale en tête du cortège des sœurs, elle alla s’isoler dans sa pharmacie
pour rédiger une lettre à l’attention de l’évêque Henri, le priant de
transférer Philémon dans un autre monastère.
*
Hélas, les choses ne se passèrent pas ainsi.
Deux semaines après l’expulsion de Murdo, le prélat revint
au prieuré en compagnie de l’archidiacre Lloyd et du chanoine Claude. C’était
par une chaude journée d’été. Henri convoqua Philémon et Caris à la cathédrale,
où il régnait une fraîcheur agréable. La compagnie était assemblée dans le
transept nord ; Henri avait pris place dans sa cathèdre en bois sculpté,
le reste de l’assistance était assis sur des bancs.
« Je vous nomme prieur de Kingsbridge », annonça
Henri à Philémon.
Caris en fut atterrée. Pour convaincre l’évêque de la
nécessité de relever Philémon de ses fonctions, elle avait relaté les
innombrables méfaits dont il s’était rendu coupable, à commencer par le vol du
candélabre en or. Sa lettre, semblait-il, avait eu l’effet inverse.
Épanoui de bonheur, Philémon lui décocha un regard de
triomphe.
Caris voulut protester. Henri, l’œil sévère, leva la main
pour l’interrompre. Elle se tut, curieuse de savoir ce qu’il avait à dire. Il
ajouta : « J’ai pris cette décision, non pas en récompense, mais en
dépit du comportement déplorable qui a été le vôtre depuis votre retour à
Kingsbridge. Votre malhonnêteté n’a d’égale que votre indiscipline, et si l’Église
ne connaissait pas actuellement une telle pénurie de prêtres, je ne vous aurais
pas promu. Mais il nous faut un prieur et il n’est pas satisfaisant que ce rôle
échoue à la mère supérieure du couvent, malgré ses indéniables
capacités. »
Caris aurait préféré voir Thomas nommé à ce poste, même
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