Un Monde Sans Fin
si
elle savait qu’il ne l’aurait pas accepté, ayant été trop échaudé par les
querelles acerbes qui avaient entouré la succession du prieur Anthony, douze
ans auparavant. Peut-être Henri lui avait-il proposé le poste et, devant son
refus, s’était-il rabattu sur Philémon.
« Je tiens néanmoins à ce que vous sachiez, continua
Henri, que votre nomination prendra effet avec retard et à la condition
expresse que certaines clauses soient remplies. Tout d’abord, vous ne pourrez
être confirmé dans vos fonctions qu’une fois le statut de ville libre accordé à
Kingsbridge. D’autre part, comme vous êtes incapable d’administrer le prieuré,
je me refuse à vous confier cette responsabilité. Elle continuera d’être
assumée par mère Caris, qui demeurera suppléante du prieur. Enfin, vous
dormirez au monastère ; le palais du prieur restera fermé à clef. Si,
durant cette période, vous faites le moindre faux pas, vous serez
révoqué. »
Offense et colère se lurent sur le visage de Philémon, mais
il ne broncha pas. Il avait ce qu’il voulait ; il n’allait pas discuter
des conditions.
« D’autre part, poursuivit Henri, le monastère aura son
propre trésor, mais celui-ci sera placé sous la responsabilité exclusive de
frère Thomas. Aucune somme ne pourra être dépensée ni aucun objet précieux
retiré du coffre sans son consentement.
Par ailleurs, j’ai ordonné que soit édifiée la nouvelle
tour, et j’ai autorisé le versement des paiements aux échéances prévues par
Merthin le Pontier. L’argent sera prélevé sur les fonds du monastère, et ni
vous ni personne n’aura le pouvoir de modifier cet arrangement. Je ne veux pas
me retrouver avec une moitié de tour ! »
Merthin verrait son souhait exaucé, c’était déjà ça, pensa
Caris avec soulagement.
Henri se tourna vers elle. « J’ai une dernière
exigence, et elle vous concerne, mère Caris. » Il marqua une pause.
« J’ai été averti d’un délit de fornication. »
Caris regarda l’évêque droit dans les yeux. Comment osait-il
évoquer le sujet, lui qu’elle avait surpris dans sa chambre avec le chanoine
Claude ?
« Je ne reviendrai pas sur le passé, enchaînait-il.
Mais sachez qu’à l’avenir, il n’est pas admissible que la prieure de
Kingsbridge entretienne une relation avec un homme. »
Elle eut envie de lui crier qu’il ne se gênait pas pour
vivre avec son amant, mais elle croisa son regard suppliant et se retint. Il
avait conscience de se montrer injuste, mais n’avait pas le choix. Par ses
manœuvres, Philémon l’avait contraint à prendre ces mesures.
Bien que tentée de lui lancer une pique, elle se força à
rester bouche cousue.
Il reprit : « Pouvez-vous me promettre
solennellement, révérende mère prieure, qu’à partir de maintenant nul n’aura
plus jamais l’occasion de porter pareille accusation à votre
encontre ? »
Caris baissa les yeux. Une fois de plus, on exigeait d’elle
qu’elle choisisse entre Merthin et les projets qui lui tenaient à cœur –
l’hospice, la charte royale, la tour, etc.
Elle resta silencieuse quelques instants, puis elle releva
la tête vers Henri et planta son regard dans le sien. « Oui, monseigneur
l’évêque, dit-elle. Vous avez ma parole. »
*
Elle annonça la nouvelle à Merthin dans la grand-salle de
l’hospice, au milieu des malades et des sœurs soignantes. Elle tremblait, au
bord des larmes, mais elle préférait se donner à tous en spectacle plutôt que
de se retrouver en tête à tête avec lui, car alors elle aurait flanché. Elle se
serait jetée à son cou en lui jurant son amour et lui aurait promis de quitter
le couvent pour l’épouser. Voilà pourquoi elle l’avait mandé à l’hospice et lui
expliquait maintenant la situation, les bras croisés sur sa poitrine. Pour ne
pas être tentée de toucher ce corps qu’elle aimait tant.
Quand elle se tut, elle lut dans les yeux de Merthin le
désir de la tuer. « C’est la dernière fois, lâcha-t-il.
— Que veux-tu dire ?
— Sache que tu fais un choix irréversible ! Je ne
continuerai pas à t’attendre comme un idiot, en espérant qu’un jour tu veuilles
bien me prendre pour époux. »
Cette déclaration fit à Caris l’effet d’une gifle.
« Si tu parles sérieusement, sache que je m’efforcerai
de t’oublier aussi vite que possible, continuait-il et chacune de ses paroles
assenait un nouveau coup sur la tête de la
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