Un Monde Sans Fin
s’enquit : « De quoi souffrons-nous, ma mère ?
— Je suis désolée de vous l’apprendre, vous avez la
peste.
— C’est bien ce que je craignais, dit la patiente avec
fatalisme.
— N’avez-vous pas reconnu les symptômes de la dernière
épidémie ?
— Dans la bourgade où nous vivions au pays de Galles,
personne n’a attrapé le mal. Allons-nous tous périr ?
— Certains malades en réchappent, mais ils ne sont pas
nombreux, répondit Caris, rechignant à mentir sur un sujet aussi grave.
— Dieu ait pitié de nous.
— Amen. »
*
Caris passa tout le trajet de retour à Kingsbridge à
ressasser l’idée que la peste se propagerait aussi vite que la fois précédente
et tuerait à nouveau des milliers d’innocents. Cette perspective la faisait
littéralement bouillir de rage. Le fléau causait autant de carnage que les
guerres absurdes. La seule différence, c’était qu’il ne résultait pas d’une
décision humaine. Que pouvait-elle faire ? Elle n’allait pas rester les
bras croisés, pendant que l’épidémie réitérait ses ravages à treize ans
d’intervalle.
Si l’on ne connaissait pas de remède à cette maladie, en
revanche il existait des moyens de ralentir sa propagation. Tout en trottant
sur la route à travers bois, elle réfléchit à ceux qu’elle connaissait.
Merthin, qui lisait sans doute dans son esprit, se gardait d’interrompre ses
réflexions.
Elle attendit d’être arrivée à destination pour lui livrer
son plan de bataille.
La réaction de son époux fut mitigée. « La proposition
est radicale. Je doute qu’elle rencontre l’assentiment de la population. Ceux
qui n’ont eu aucun mort à déplorer la dernière fois se croient sans doute
invulnérables et risquent de te trouver excessive.
— C’est pour cela que je requiers ton avis.
— À mon sens, tu devrais prendre à part les personnes
susceptibles de s’y opposer et tenter de les convaincre, chacune en
particulier.
— Très bien.
— Tu as trois groupes à persuader : la guilde, les
moines et les sœurs. Commençons par la guilde. Je vais convoquer une assemblée
à laquelle Philémon ne sera pas convié. »
Les marchands se réunissaient désormais à la nouvelle bourse
aux étoffes, sise dans la grand-rue. C’était une imposante halle de pierre où
l’on pouvait commercer sans se soucier des intempéries. Elle devait son
existence au succès de l’écarlate de Kingsbridge.
Merthin avait pour précepte de ne jamais organiser de
réunion sans s’être assuré au préalable qu’elle déboucherait sur les résultats
escomptés. Fidèles à ce précepte, Caris et lui rencontrèrent, l’un après
l’autre, tous les membres influents de la guilde en vue d’obtenir leur soutien
anticipé.
Caris se rendit en personne chez Madge la Tisserande. Au
plus grand amusement de la population, elle s’était remariée avec un homme d’un
village voisin aussi beau que son premier époux et plus jeune qu’elle de quinze
ans. Anselme la portait aux nues, aveugle à son embonpoint respectable comme à
ses cheveux gris qu’elle dissimulait sous des coiffes extravagantes. Le plus
étonnant dans l’affaire, c’était que, à quarante ans passés, Madge avait donné
naissance à une solide petite Selma, aujourd’hui âgée de huit ans et élève à
l’école du couvent. La maternité n’avait pas éloigné la tisserande des
affaires. Épaulée par Anselme, elle continuait à dominer le marché de
l’écarlate de Kingsbridge.
Elle habitait toujours l’imposante demeure située dans la
grand-rue, où elle avait emménagé avec Marc. À l’arrivée de Caris, elle
tentait, aidée de son mari, de faire de la place dans son entrepôt du
rez-de-chaussée afin d’y caser un lot d’étoffes rouges dont elle venait de
prendre livraison.
« Je fais le plein, c’est bientôt la foire »,
expliqua-t-elle à sa visiteuse.
Caris attendit qu’elle ait vérifié la commande. Les deux
femmes montèrent ensuite à l’étage, laissant Anselme en charge du magasin. En
pénétrant dans la grande salle, Caris se revit soudain, treize ans plus tôt, en
train d’ausculter Marc, première victime de la peste à Kingsbridge. Consciente
de sa tristesse, Madge s’inquiéta.
Vouloir cacher à une femme ce que l’on réussit à taire à un
homme est chose impossible, Caris ne s’y risqua pas. « Je me rappelais le
jour où j’ai découvert Marc si mal en point dans cette même
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