Un Monde Sans Fin
pièce.
— Oui, ce jour a marqué le début de la pire période de
ma vie, acquiesça Madge sur un ton détaché. À l’époque, j’avais un mari
merveilleux et quatre bambins pétulants de santé. Trois mois plus tard, j’étais
veuve et sans enfants. Plus rien ne me raccrochait à la vie.
— Funeste époque. »
Madge s’approcha du buffet, où trônaient une cruche et des
bols. Les yeux fixés au mur, elle enchaîna : « Voulez-vous savoir le
plus étrange ? Après leur mort, je ne pouvais plus réciter le Notre
Père ... Fiat voluntas tua : « Que votre volonté soit
faite. » Ces mots, je les comprends, ajouta-t-elle la gorge nouée ;
mon père m’a appris le latin. J’étais incapable de les prononcer ! Dieu
m’avait enlevé ma famille. La torture était suffisante sans que j’y rajoute de
mon propre chef celle de l’approuver. »
Ses yeux s’embuèrent de larmes au souvenir de cette terrible
épreuve.
« Je n’avais pas envie que la volonté de Dieu
s’accomplisse ; je voulais retrouver mes enfants. « Que votre volonté
soit faite ! » À la fin de la prière, je ne pouvais me résoudre à
dire : « Ainsi-soit il », quitte à aller en enfer.
— La peste est de retour », laissa tomber Caris
brutalement. Bouleversée, Madge dut se raccrocher au buffet, sa belle confiance
subitement réduite à néant. Sa robustesse l’avait abandonnée d’un coup. Elle
paraissait toute frêle et vieillie.
« Non ! »
Caris attira un banc et l’aida à s’y asseoir.
« Je suis navrée de vous avoir causé un tel choc.
— Non, répétait la malheureuse Madge, la peste ne peut
pas revenir. Je ne supporterai pas de perdre Anselme et Selma. Je ne le
supporterai pas... Je ne le supporterai pas ! »
Son visage livide fit craindre à Caris qu’elle n’ait une
attaque. Elle s’empressa de lui verser un verre de vin. Madge le but
machinalement. Peu à peu, son visage reprit des couleurs.
Caris s’employa à la réconforter. « Aujourd’hui, nous
comprenons mieux la maladie. Peut-être saurons-nous la combattre.
— La combattre ? Comment cela ?
— C’est la raison de ma visite : vous expliquer ce
que je compte entreprendre. Vous sentez-vous mieux ? »
Madge croisa enfin le regard de Caris : « La
combattre... Évidemment, il faut tout essayer. Dites-moi comment !
— Il faut fermer la ville. Barricader tous les accès,
poster des vigiles sur le mur d’enceinte, empêcher quiconque d’entrer.
— Mais les gens doivent manger !
— Les paysans déposeront des vivres sur l’île aux
lépreux.
Merthin se chargera de les régler. Il sera l’intermédiaire
entre la ville et le monde extérieur. Il a survécu à la peste. C’est un mal que
l’on n’attrape jamais deux fois. Les marchands laisseront leurs denrées sur le
pont nous en prendrons livraison après leur départ.
— Les habitants seront-ils autorisés à quitter la
ville ?
— Oui, mais ils ne pourront plus y revenir.
— Et la foire à la laine ?
— J’y arrive. C’est le plus difficile : elle doit
être annulée.
— Pour les marchands de Kingsbridge, ce sera une perte
de plusieurs centaines de livres !
— Cela vaut mieux que de perdre la vie.
— Si nous suivons ces instructions, éviterons-nous la
peste ? Ma famille survivra-t-elle ?
Caris s’interdit de la rassurer par un joli mensonge. Elle
laissa passer une pause. « Je ne peux rien promettre, répondit-elle. La
maladie est peut-être déjà parmi nous. Au moment où je vous parle, un
malheureux agonise peut-être dans sa masure au bord du quai, tout seul, sans
personne pour lui porter secours. À mon avis, nous n’y échapperons pas
totalement. Toutefois, ces mesures devraient vous donner une plus grande chance
de passer Noël auprès d’Anselme et de Selma.
— Alors, il faut les mettre en œuvre sans
hésiter ! décida Madge.
— Regardez la situation sans vous voiler la face. Vous
êtes celle qui pâtira le plus de l’annulation de la foire. Voilà pourquoi je
suis venue vous trouver en premier. Les gens seront plus enclins à vous
écouter, vous, que n’importe qui d’autre. Votre concours est primordial. Vous
devez leur faire comprendre l’extrême gravité de la situation.
— Comptez sur moi pour ne rien leur cacher !
*
« C’est une excellente idée ! déclara Philémon au
plus grand ébahissement de Merthin.
Celui-ci ne se rappelait pas avoir jamais vu le prieur
approuver
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