Un paradis perdu
bahamiennes ne seraient prévenus du décès du lord des Bahamas qu'après l'inhumation dans la crypte où reposaient ses ancêtres, fondateurs de la colonie. Lord Simon refusait la présence « d'orateurs de cimetières ». Seraient envoyés à la Chambre des lords et au Colonial Office des messages, dont le texte avait été préparé, et, à plusieurs personnes, dont la liste était jointe, des faire-part seraient adressés en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Inde.
Pacal prépara ces envois, usant du stylographe à plume d'or de son grand-père et du tampon buvard qui, plus d'une fois, avait servi de projectile au lord dans un accès de colère. Le moment venu, il devrait encore attribuer les legs faits à Uncle Dave, au pasteur Russell, au père Taval, à Palako-Mata, à Lewis Colson, aux domestiques, jardiniers et palefreniers de Cornfield Manor.
Sur le papier aux armes des Cornfield, Pacal rédigea ensuite une lettre à l'intention de son ami Thomas Artcliff, de New York, pour l'informer de son deuil et de l'impossibilité où il se trouvait de lui rendre visite, comme prévu quelques semaines plus tôt.
Adossé au cuir capitonné, dans la position où, tant de fois, il avait vu l'aïeul disparu, il se prit à réfléchir à sa propre situation. Dès que les notaires de Londres auraient confirmé ses droits de propriété et prérogatives diverses, quand la Chambre des lords aurait reconnu le titre héréditaire qui ferait d'un Desteyrac le sixième lord Cornfield, il s'installerait à la tête d'un empire.
Il devrait faire face, à la fois, aux responsabilités d'un suzerain, d'un entrepreneur, d'un exploitant agricole, d'un administrateur ou actionnaire de nombreuses sociétés, allant des fabriques de rails et de locomotives de Pittsburgh aux glacières de Boston en passant par des compagnies de chemins de fer et de navigation, des banques et même un collège, fondé à Oxford au XVII e siècle par un lointain Cornfield, qui croyait aux bienfaits de l'instruction.
Propriétaire à part entière de la filature de Hyde, près de Manchester, et de l'élevage de moutons des Costwolds, il deviendrait aussi l'associé de lady Ottilia dans d'autres entreprises. La fille de lord Simon avait, en effet, hérité de son premier mari Malcolm Murray les parts que celui-ci avait reçues à la mort de son père, lord Richard, associé de Simon Leonard dans un élevage de moutons à Ipswich, dans les carrières de pierre du Suffolk et dans une mine de charbon, à Newcastle. À la mort de sa marâtre, plusieurs immeubles, à Londres, une galerie d'art vouée aux artistes préraphaélites et un important portefeuille d'actions lui reviendraient, Ottilia l'ayant fait son légataire universel. Au-delà de cet inventaire, une première question se posait.
Comment serait perçue et admise l'autorité d'un héritier de vingt-sept ans par les hommes d'affaires, banquiers, intendants ou représentants de son grand-père, tant en Grande-Bretagne qu'aux États-Unis ? Tous plus âgés, et sans doute plus que lui compétents dans leur partie, ne seraient-ils pas tentés d'user trop librement de leur délégation de pouvoirs ?
Un caractère faible eût été effarouché par l'ampleur quotidienne de la tâche et les risques encourus, mais Pacal Desteyrac-Cornfield, tout en mesurant les difficultés à venir, trouva dans la situation imposée par les circonstances une énergie neuve, une assurance virile et ressentit les prémices d'une consolation. Se montrer digne, en tout point, de son grand-père, suivre son exemple, assurer la continuité d'une œuvre coloniale exemplaire et la pérennité d'un patrimoine, savoir à l'occasion taire ses sentiments, accepter de passer parfois pour un hobereau tyrannique, tels seraient son comportement et sa conduite.
Les dernières paroles de l'aïeul avaient été : « La vie n'a de sens que celui qu'on lui donne. » Désormais, la vie de Pacal avait un sens.
Les funérailles de lord Simon Leonard Cornfield furent telles qu'il les avait ordonnées.
Au matin du 25 mai 1884, dans le battement monotone des tambours voilés de crêpe et rythmant une marche lente, le cortège funèbre quitta le manoir entre deux averses. Précédé par les officiers de la flotte Cornfield, brassard noir à la manche de leur vareuse, le cercueil, couvert de l'Union Jack, apparut sur le châssis d'une calèche débarrassée de sa carrosserie. Tiré par des
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