Un paradis perdu
nous montrer ensemble autant que nous voulons, dit-elle.
Ils mirent cette sécurité mondaine à profit pour faire, en compagnie d'Ellen Horney, jouant les chaperons, de longues promenades en voiture avant de se retrouver seuls en fin d'après-midi, sur la colline de Nassau. On vit le trio se baigner à Hog Island et, certains soirs, dîner au Royal Victoria Hotel, avec Andrew Cunnings, promu pour l'occasion cavalier d'Ellen Horney.
Le 22 février, jour anniversaire de la naissance de George Washington, le directeur du Royal Victoria Hotel, un Américain de New York, M. S. Morton, donna un grand bal. Cette soirée fournit à lord Pacal l'occasion de retrouver Lizzie, avec qui il participait quelquefois à des hotel hops , réunions dansantes fort à la mode à Nassau.
La veille de son départ, ils allèrent à deux surprendre le peintre Winslow Homer, dont la présence en ville avait été annoncée par The Nassau Guardian . Homer passait pour un des plus grands impressionnistes américains. Ils le trouvèrent seul devant son chevalet, sur une pointe, à l'ouest de New Providence. Il peignait la plage, plantée d'ajoncs et léchée par les vagues. Winslow Homer était envoyé par The Century , un magazine de New York, pour peindre des paysages insulaires de nature à encourager le tourisme américain aux Bahamas 6 .
Âgé de quarante-neuf ans, le peintre, peu sociable, avait été qualifié par un critique de « solitaire héroïque ». De 1859 à 1875, il avait été l'un des meilleurs illustrateurs de Harper's Weekly et ses reportages dessinés, pendant la guerre de Sécession, lui avait valu une grande notoriété. Après des séjours à Paris et à Londres, il avait décidé de se consacrer à la peinture à l'huile et à l'aquarelle. Il résidait habituellement à Prout's Neck, un village de pêcheurs sur la côte sauvage de l'État du Maine.
Fidèle à sa réputation d'ours mal léché, il découragea toutes les tentatives de conversation du couple trop curieux, s'arrêtant de peindre, le pinceau brandi comme une dague, jusqu'à ce que les importuns se fussent éloignés.
Pacal eut le temps de jeter un coup d'œil sur la toile commencée, qui représentait une plage dorée à l'or fin, devant un océan bleu barbeau, lisse comme un miroir, sous un ciel d'un bleu inconnu dans l'archipel.
Comme il s'étonnait de l'infidélité des couleurs, Liz souffla discrètement :
– Le véritable artiste ne copie pas la nature, il l'interprète.
Le lendemain soir, lors de la séparation, Pacal ayant décidé de dormir à bord de l' Arawak , dont l'appareillage était prévu à l'aube à cause de la marée, Liz remit à son amant plusieurs livres français. Quand il la prit dans ses bras pour un dernier baiser, elle murmura à son oreille :
– « S'il faut que tu m'aimes, que ce soit pour nulle autre raison que parce que tu m'aimes 7 . »
Puis elle se dégagea de l'étreinte et s'en fut comme un sylphe effarouché. C'était la première fois qu'elle plaçait leur relation sur le plan sentimental, ce qui ne plut guère à Pacal. Il n'entendait pas s'engager dans une love story accaparante et tenait à garder le cœur libre.
Au petit matin, sans que Pacal ni personne ne la vît, Lizzie Ferguson, qui, elle, espérait tout de l'amour, observa de loin l'appareillage de l' Arawak .
Lors du retour à Soledad, par beau temps frais, Pacal rejoignit quelquefois le lieutenant Cunnings, commandant du vapeur, sur la passerelle. Au cours d'un entretien, l'officier avoua qu'il avait été conquis par le charme d'Ellen Horney, célibataire fort libre et « assez flirt ».
– Ellen m'a confié, my lord , que sa cousine Liz paraît fort éprise de vous et que…
– Eh bien, commandant, soyez aussi discret en ce qui concerne Ellen Horney que Liz Ferguson, recommanda Pacal, interrompant, d'un ton catégorique, la confidence.
Même s'il lui en coûtait, car sa nature le portait au commerce confiant avec tous, lord Pacal se devait, selon les préceptes de lord Simon, de maintenir, avec bienveillance mais netteté, envers ceux que le destin avait placés sous son autorité, une certaine distance.
– Aperçu 8 , my lord , répondit, en marin, Andrew Cunnings.
De retour à Cornfield Manor, lord Pacal entra dans le rôle que son grand-père lui avait assigné. On le vit, comme autrefois lord Simon, parcourir à cheval, au petit matin, les
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