Un paradis perdu
églises où, quel que fût le culte, on priait avec ferveur pour Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria. Partout, hommes, femmes, enfants reprenait avec conviction l'hymne du jour : Ave Imperatrix .
Lord Pacal, en habit, et John Maitland, en uniforme de la Navy, portant ses décorations, assistèrent à la pose, par le gouverneur, de la première pierre du Victoria Jubilee Hospital. C'était la dernière apparition officielle de sir Henry Blake, son successeur étant attendu les jours suivants. Un peu plus tard, ils virent l'honorable Edward Taylor poser une autre première pierre, celle d'un Victoria Hall dont personne ne connaissait encore les plans ! Les représentants étrangers, dont le consul de France Johnson, allaient en transpirant, d'une cérémonie à l'autre, derrière les membres du gouvernement et des assemblées.
Avec la nuit commença la fête populaire. Des milliers de lanternes chinoises multicolores, importées des États-Unis, furent allumées au long des rues. Dans le port, le Santiago , de la ligne New York-Cuba, s'illumina comme un palais de conte oriental, au milieu des yachts américains, sous leurs festons de girandoles électriques.
Comme un jour de goombay , on se mit à danser à chaque carrefour. Aux rythmes africains – rendus par les tambours tendus de peau de chèvre, les bouteilles emplies de gravier et les grattoirs –, se mêlaient des airs de polka et de quadrille, le son du banjo et celui de l'accordéon. De tous les bals organisés cette nuit-là, le plus couru fut celui du Royal Victoria Hotel, où se produisait un véritable orchestre. Pacal regretta que Liz Ferguson ne fût plus à Nassau quand Cunnings apparut avec sa cavalière, Ellen Horney, cousine de Lizzie. Entre deux danses, Andrew rapporta à Pacal ce que lui avait confié la jeune femme, devenue sa maîtresse, et qu'il présentait comme sa fiancée.
– Il semble, my lord , que Liz Ferguson s'ennuie tellement à la Jamaïque qu'elle soit tombée malade. Elle se demande si les lettres qu'elle vous envoie arrivent bien à Soledad, osa Cunnings.
– Elles arrivent, répondit Pacal, laconique.
Il ne répondait pas toujours à la prose gémissante de Lizzie. L'épouse du collaborateur du Colonial Office vivait dans la crainte des incendies que les indigènes, en rébellion latente, allumaient parfois dans les plantations de canne à sucre. Le crépitement et les geysers aveuglants du feu d'artifice permirent à lord Pacal de se dérober à la curiosité de l'officier, qui ne faisait que relayer celle d'Ellen Horney.
À l'occasion de ce séjour à Nassau, Charles Desteyrac revit son ami Albert Fouquet, maintenant employé du gouvernement pour les travaux publics. Son dernier voyage à Panama avait été décevant, la Compagnie universelle du canal transocéanique, fondée par Ferdinand de Lesseps, avait un besoin crucial de capitaux. Les difficultés de percement de l'isthme et le coût des travaux dépassaient de beaucoup les prévisions.
– Ce canal, dont l'utilité ne fait aucun doute, est un gouffre financier et un tueur d'hommes. J'ai été effrayé de constater que l'on compte près de trois cents morts au kilomètre creusé, par accident, fièvre jaune ou malaria 10 . Lors de mon voyage en France, j'ai assisté le président-directeur, mon maître, Ferdinand de Lesseps, pour la préparation d'un emprunt de sept cent vingt millions de francs, à lancer en juin 1888. Il sera, hélas, « sans aucune garantie ou responsabilité de l'État ». Les obligations seront offertes à trois cent soixante francs et si Pacal, ton fils richissime, veut souscrire, il pourra bientôt le faire par correspondance, dit Albert.
– Pacal est, comme son grand-père, un investisseur prudent, se contenta de répondre Charles.
Albert Fouquet menait maintenant à Nassau une vie agréable. S'il conservait amitié et estime pour Lesseps, il avait abandonné toutes fonctions dans la Compagnie du canal pour se consacrer aux chantiers de la colonie, dont le projet d'une centrale électrique.
Charles admira avec quelle audace et sang-froid Albert gérait son étrange ménage à trois. Du fait de la ressemblance, subtilement entretenue, entre Emphie, l'épouse légitime, et Madge, belle-sœur et maîtresse, l'ingénieur pouvait, dans les réceptions officielles, être accompagné, tantôt de l'une ou de l'autre, sans que personne pût se douter que Madge s'appelait parfois
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