Un paradis perdu
votre présence à cette cérémonie, fit observer Pacal.
– Je crois à l'avenir du tourisme en Floride, car les gens riches des États du Nord ont de plus en plus envie de passer une partie de la saison froide au soleil. Nous avons donc investi dans le Florida East Coast Railway de Flagler, qui nous a aimablement invitées à cette inauguration, révéla Maguy.
– Et, comme tante Maguy détient par héritage la majorité dans une fabrique de rails de chemins de fer, à Pittsburgh, elle vend à Flagler, l'associé de Rockefeller, que nous appelons entre nous « la pieuvre », quantité de ferrailles pour étendre son réseau, pouffa Fanny.
Tante Maguy contint son agacement et en vint au sujet du jour.
– Cet hôtel est splendide, n'est-ce pas ? Et nos appartements, décorés dans le goût espagnol, sont des plus confortable. Nous n'avons pas un aussi bel hôtel à Boston. On dit qu'il existe, à Nassau, un palace de bon confort où descendent les Américains, commenta Susan, que Pacal devina soucieuse de sortir des confidences familiales.
– Le Royal Victoria Hotel est en effet un palace fort apprécié des New-Yorkais et des Bostoniens, qui échangent volontiers vos brumes froides et humides pour notre soleil. Car nos hivers sont toujours doux. Dans nos îles, l'air marin est plus pur que partout ailleurs. Il n'existe pas de marécages, comme les Everglades pas très loin d'ici, dit Pacal.
– Ces marais, qui donnèrent la fièvre aux Espagnols, maugréa tante Maguy.
– Savez-vous que Ponce de León – on nous a, tout à l'heure, rappelé qu'il aborda ici en 1512 – passa l'année suivante aux Bahamas, dans l'île de Bimini, toute proche, pour y chercher une fontaine, née de la métamorphose par Jupiter d'une nymphe désobéissante nommée Jouvence. Le maître de l'Olympe a concédé à cette source le pouvoir d'assurer, à qui boirait son eau, une éternelle jeunesse.
– J'aurais bien besoin de boire cette eau. Peut-être me rendrait-elle, sinon mes vingt ans, du moins mes quarante, lança tante Maguy en riant.
– Si vous décidiez un jour, madame, de passer aux Bahamas, je vous accompagnerais volontiers jusqu'à la source de jouvence de Bimini… sans toutefois vous garantir le rajeunissement spectaculaire dont vous n'avez d'ailleurs que faire, proposa Pacal, exagérément galant.
À l'heure du dîner, on décida, d'un commun accord, de partager la même table. Dans la vaisselle importée de Limoges, capitale mondiale de la porcelaine, on servit du jambon de Virginie, des homards et du gigot de cerf, animal qui abondait dans la région. À la fin du repas, lord Pacal apprit par la carte gravée, aux lettres ornées, que lui remit Maguy, ce qu'était l'entreprise familiale, maintenant dirigée par le père de Susan. Il lut :
O'Brien, Metaz & Buchanan, General Merchants
217 Fremont Street
Boston (Mass.)
Dry goods, Boots & Shoes, Drugs, Guns, Furnitures,
Traveller's & Sailors's Supplies, Books, Maps.
Branches at Pittsburgh, Cincinnati, Des Moines, Denver.
De la côte est à la côte ouest, dans les nombreux magasins O'Brien, Metaz & Buchanan, on pouvait acheter plus de choses qu'il n'était annoncé : lessiveuse à pression, tracteur agricole, cafetière italienne, fusil Holland, pelle mécanique et, depuis peu, bicycle et raquette de tennis.
Pacal savait que la publication annuelle du catalogue de la société constituait un événement, et bon nombre de petits Américains des campagnes avaient appris à lire dans ce gros livre illustré.
Au bal qui suivit le dîner, lord Pacal dut faire danser, à tour de rôle, les trois femmes. La plus âgée céda rapidement sa place à la plus jeune.
Susan valsait de la manière la plus rigide, une main sur l'épaule de Pacal, l'autre soutenant sa robe longue. La Bostonienne était ce que Charles Desteyrac eût appelé en français « une belle plante ». Port altier, solide charpente, joues pleines et roses, lèvres charnues et bien ourlées, grands yeux couleur châtaigne, hanches rondes et buste ferme, cette grande fille respirait la santé de qui n'a jamais manqué de nourriture et de soins corporels. Pacal pensa incongrûment qu'elle avait été nourrie de toasts beurrés, d'œufs brouillés crémeux, de thé au lait, de marmelade d'oranges, de bœuf braisé et de pommes cuites. La carnation de Susan, la tiédeur de son corps à travers la
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