Un paradis perdu
femme emmitouflée, accompagnée d'un homme en frac, haut-de-forme, écharpe de soie blanche. Bavards, rieurs ou silencieux, ces couples symbolisèrent soudain pour Pacal le mariage dans ce qu'il supposait de contraintes implicites, d'asservissement consenti, de mièvre routine. Bientôt, Susan et lui formeraient ainsi une nouvelle entité sociale et mondaine. On ne devrait plus les voir l'un sans l'autre, au théâtre, au concert, dans les dîners donnés, au restaurant. Cette évidence le troubla au point qu'il en vint à se demander comment il en était arrivé là. Une honteuse panique le saisit. Et si, profitant de la nuit, il décidait de fuir, de retourner à Soledad, comme le renard apeuré court à son terrier ? La pensée du beau scandale que causerait une telle défection de dernière heure le fit sourire.
Certes, le corps de Susan ne lui avait pas inspiré jusque-là de réelle convoitise, encore moins le subil désir de possession ressenti près d'autres femmes, comme Lizzie Ferguson ou Domenica, l'Italienne du paquebot. Cela, estima-t-il, devait tenir plus à l'éducation inhibitrice de la Bostonienne qu'à sa saine nature.
Il tira une bouffée de son havane et redevint plus conscient d'une réalité qu'il avait orchestrée. Se dérober, après avoir tant promis, serait indigne d'un Cornfield et Susan, ayant toutes les qualités souhaitées chez une épouse, ne méritait pas qu'il lui infligeât pareil affront. Elle ferait une épouse Desteyrac-Cornfield fort présentable à Soledad, à Nassau et à Londres. Elle connaissait les convenances, au piano servait Chopin avec application, léchait des aquarelles dans le goût des paysages de George Innes ou de Thomas Cole et, l'été venu, herborisait avec les anciennes élèves d'Agassiz. En revanche, elle ne s'était jamais baignée en maillot, ne pratiquait pas le canotage, montait en amazone, jouait au crocket, pas au tennis, et chaque mois restait couchée deux jours. Ce serait à lui de faire une maîtresse de cette belle fille, dont les sens somnolaient dans l'ignorance entretenue des plaisirs charnels.
Au matin, tous les phantasmes de la nuit s'étant estompés, il se vêtit d'une chemise au plastron finement plissé, serra ses manchettes avec les boutons aux armes des Cornfield, hérités de son grand-père, comme l'épingle dont il se servit pour fixer sa cravate. Après deux tasses de thé, il endossa une jaquette gris azuré, à revers de soie gris perle, se coiffa du haut-de-forme traditionnel et rejoignit Thomas Artcliff, dans le hall de l'hôtel. Les deux amis se complimentèrent en riant de leur élégance et sautèrent dans un cab. Ce 5 avril resterait, dans leur souvenir, comme un regain de complicité.
La cérémonie nuptiale, organisée à Trinity Church, la grande église épiscopalienne, achevée en 1877, attesta de la sobriété exigée par le deuil qu'un veuf, qui marie sa fille, se devait d'observer pendant un an. Car, sous les voûtes de style franco-roman, décorées par le peintre La Farge 8 , le même évêque, qui unit Susan à Pacal, avait présidé, quatre mois plus tôt, aux funérailles de la seconde épouse d'Arnold Buchanan.
Dans une robe de faille blanche à volants, coiffée d'un voile retenu sur la tête par une couronne de fleurs d'oranger, Susan ressemblait, au bras de son père, à toutes les mariées de bonne famille, dont les magazines publiaient les photographies.
Arnold Buchanan apprécia avec émotion le geste des époux qui, sitôt la cérémonie terminée, firent porter sur la tombe de la mère de Susan, les fleurs envoyées à leur intention.
La réception qui suivit rassembla au Mechanic's Hall, seule salle assez vaste pour accueillir les invités du négociant, plus de trois cents personnes, dont tous les notables de la ville, y compris le lieutenant-gouverneur, le maire et le Chief Justice . Le soir, un dîner réunit autour des nouveaux époux, dans l'hôtel particulier de Commonwealth Avenue, les membres des familles, les témoins, garçons et demoiselles d'honneur.
Lady Ottilia, qui avait conduit son beau-fils à l'église, apparut dans une robe de soie lilas, agrémentée d'une guipure noire au point d'Irlande. Dans une maison endeuillée où, même les domestiques portaient un nœud de crêpe à l'épaule, cette toilette austère fut estimée. À cinquante-huit ans, mince, vive, altière, cheveux argent dressés en chignon, doux visage à peine marqué de
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