Un paradis perdu
épouse que de procréer, s'habiller avec élégance, c'est-à-dire en robe de Worth, mais avec un retard de deux ans sur la mode – il eût été commun de suivre l'engouement du moment –, et de se muer, au théâtre, au bal ou lors de réceptions officielles, en présentoir à bijoux. Car ces maris et pères offraient, à chaque naissance ou anniversaire, bagues, colliers, pendentifs. Ostensiblement portés par une épouse, diamants, perles et pierres précieuses attestaient de la fiabilité financière du mari. Cela revêtait une certaine importance dans la ville la plus riche des États-Unis.
« On estime la valeur totale de la fortune publique à neuf cents millions de dollars et nous sommes le second marché du monde pour les laines, juste après Londres », avait précisé Arnold Buchanan.
Bien que Fanny eût répété dans les salons le récit de sa villégiature « au paradis de Soledad où lord Pacal règne comme un prince », certaines caqueteuses du New England Women's Club avaient répandu, à mots couverts, le bruit que la mère du prétendant était une fille que le défunt et « très original lord des Bahamas » avait eu, hors mariage, avec une Indienne, et son père, un révolutionnaire français, exilé par Napoléon III. Une douairière, épouse de brasseur, ayant déclaré au cours d'un thé que le fiancé de Susan ne devait son titre et sa fortune qu'au fait que lord Simon Leonard Cornfield n'avait pas eu d'héritier mâle plus légitime, regretta aussitôt ce propos.
– C'est toujours mieux que sortir d'un beuglant pour cow-boys de Sacramento ! lança Fanny, qui connaissait le passé de la dame.
Tous ces ragots, lord Pacal voulut les ignorer, sans se priver toutefois de glisser, avec une feinte admiration, à tel importateur que tout le monde lui reconnaissait beaucoup de mérite pour être parvenu à une si belle situation, bien que né dans une baraque de rondins. Sur le même ton d'extrême courtoisie et avec le regard chatoyant, il osa demander à une jeune pécore, vexée de n'avoir pas été choisie comme demoiselle d'honneur par Susan, des nouvelles de son grand-père récemment exclu du Somerset Club pour tricherie au jeu. Cette attitude et sa capacité de réplique valurent bientôt à Pacal le respect craintif de cette gentry philistine, où régnaient les jupons, où les hommes supportaient patiemment le bavardage des femmes, sans jamais les contredire.
C'est de Fanny que le Bahamien avait appris les informations sur l'origine, souvent plus que modeste, et les fondements, parfois peu avouables, de la fortune de ceux qui tenaient à Boston le haut du pavé.
Tout le monde savait, en ville, que Fanny Buchanan Metaz O'Brien, quadragénaire libérée, d'une beauté mûre mais attirante et enviée de ses contemporaines, avait grand cœur et langue acerbe. On lui prêtait quelques aventures amoureuses extra-muros , mais aucune commère ne se serait risquée à y faire allusion.
Lors du concert donné, chaque vendredi, par le Boston Symphony Orchestra 5 , au Music Hall, Pacal et Susan firent sensation. « Quel beau couple », murmurèrent les lectrices de romans à l'eau de rose. Ce soir-là, plus d'une fille à marier envia l'héritière Buchanan d'avoir mis la main sur un aristocrate qui portait l'habit avec une telle élégance que tous les prétendants, dans le même uniforme, paraissaient gauches et empruntés.
Cette soirée ayant confirmé, au vu de tout ce qui comptait à Boston, l'union imminente de Susan Buchanan Metaz O'Brien avec lord Pacal, mariage annoncé le lendemain dans The Globe , les fiancés purent sortir sans chaperon. Susan entraîna Pacal dans Washington Street et Newbury Street, où se trouvaient les galeries d'art, les magasins de nouveautés les plus réputés, les meilleurs restaurants, les librairies. Ils prirent des glaces chez Huyler's, où Pacal constata à quel point le parler américain corrompait la langue anglaise. Il avait parfois du mal à comprendre, aussi bien le langage rude des gens du commun, que le dialecte mondain des notables « de la colline », ainsi qu'on nommait les riches résidents de Beacon Hill. Les propos de ces derniers, expurgés de tout vocable allusif au sexe, au corps, aux passions, dissimulaient, sous la couche démocratique et républicaine, des envies aristocratiques.
La veille du mariage, pour une dernière escapade en célibataires, Pacal et Thomas allèrent à
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