Un paradis perdu
rides fines, l'épouse de Charles Desteyrac conservait la séduction d'une femme épanouie et heureuse. Le père de Pacal voyait dans le mariage de son fils avec Susan Buchanan un aboutissement satisfaisant. À soixante ans, il considérait son devoir paternel accompli. Le fils d'Ounca Lou, qui jamais ne dissimulait les faibles signes de son hérédité maternelle, imposait le sang des Arawak à la société la plus aryenne d'Amérique. De quoi réjouir lord Simon, s'il eût été encore de ce monde, comme l'eût enchanté la haie d'honneur formée à la sortie de l'église par les marins du Phoenix , élevant une voûte de hallebardes.
Face aux mariés, lady Ottilia présida la table d'honneur, à la droite du maître de maison, tante Maguy se tenant à la gauche de celui-ci. Le contraste entre les deux femmes illustrait tout ce qui différenciait l'aristocratie de souche de la ploutocratie du dollar. Haute, large, lourde, chair molle, double menton, tante Maguy, à peine plus âgée qu'Ottilia, faisait figure de matrone romaine, dans une robe de taffetas prune dont le bustier menaçait à chaque inspiration de déverser sa forte poitrine. Or, la fille de Guillaume Métaz avait de beaux traits réguliers, hélas empâtés, et de grands yeux noisette, pétillants ou courroucés, suivant l'humeur du moment. Véritable chef de famille, elle avait adopté Pacal et ne cachait pas sa satisfaction de voir Susan enfin pourvue d'un mari selon son cœur et qui répondait aux critères sociaux et financiers depuis longtemps fixés. La fortune, l'élégance et l'éducation du lord permettaient qu'on oubliât ses yeux bridés et son teint mat.
Cavalier de Maguy, le pasteur Michael Russell s'était étonné, à Trinity Church, en tant que ministre de la Haute-Église anglicane, de voir l'évêque épiscopalien mitré, vêtu d'un surplis de batiste avec manches de dentelle et gants violets. Le fait que le prélat, au visage poupin, fût poudré à frimas, qu'il imprimât à tous ses gestes un arrondi gracieux et chantât les psaumes comme s'il s'agissait d'airs d'opéra, avaient autant gêné le vieux pasteur que les vitraux, les lustres et les peintures du sanctuaire. Ce décor, neuf et coloré, confirmait, à ses yeux, le penchant des épiscopaliens américains pour l'opulence et les pompes de l'Église de Rome.
Tout se déroula suivant le plan établi par Pacal avec l'aide de son père et de la tante Fanny. Quand, après le dessert, les valets desservirent et enlevèrent la nappe pour signifier aux dames que l'heure était venue de laisser les messieurs entre eux, avec alcools et cigares, Susan s'en fut troquer ses encombrants atours de mariée contre une robe et un mantelet à col de petit-gris. Sans avoir pris congé de quiconque, comme les y autorisait la coutume, Pacal et sa femme montèrent dans une calèche, en attente sur Commonwealth Avenue, tandis que Thomas Artcliff, dans un cab anonyme, convoqué derrière la maison, enlevait, par la porte du jardin, une Fanny sous voile, primesautière comme une pensionnaire fugueuse.
Le Phoenix II avait appareillé depuis deux heures quand Arnold Buchanan apprit par Artcliff, de retour du port, que sa fille, qu'il croyait dans un wagon-lits en route pour Saratoga Springs, dans l'État de New York, voguait vers l'Europe. En public, il se retint de commenter le procédé, mais, économe, décida aussitôt de faire annuler par télégramme la réservation de la suite pour jeunes mariés au Grand Union Hotel, réputé le plus somptueux et le plus coûteux hôtel du monde.
Bien qu'il fût plus de minuit, la nouvelle fut aussitôt portée à tante Maguy, déjà rentrée chez elle, à Beacon Hill.
Le teint enflammé par le vin de champagne, la vieille dame se déshabillait avec l'aide de sa femme de chambre, une jolie Noire portant bonnet de dentelle, quand on pianota sur la porte.
– Voyez qui frappe et ce qu'on veut, Angela, dit Maguy.
L'entretien fut bref et la camériste revint près de sa maîtresse.
– C'est le cocher de m'sieur Buchanan qu'apporte ce billet, m'ame.
– Lisez-le-moi, Angela ; je ne sais où sont mes lunettes.
Angela s'exécuta et ce fut d'un ton enthousiaste qu'elle éteignit, d'une phrase, l'allégresse de la lumineuse journée.
– Ça dit que miss Fanny, elle est partie en Europe, sur un bateau, avec les mariés, m'ame !
L'émotion fut si forte que la vieille demoiselle se retint de
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