Un paradis perdu
Thomas Artcliff, à qui Pacal avait conté son aventure avec la jeune femme, la fin tragique de celle-ci et le suicide de Bob Lowell, tenta de le dissuader.
– Tu ne devrais pas, la veille de ton mariage, faire un tel pèlerinage, réprouva l'architecte.
– Chacun doit assumer ses fautes et, à l'occasion, se les remémorer, insista Pacal.
Ce fut presque avec satisfaction qu'il découvrit que la petite maison de son mentor avait été rasée, comme ses voisines. La pioche des démolisseurs avait dégagé un grand espace libre, nu, aplani, sur lequel – un panneau l'indiquait – serait construite une résidence pour étudiants, grâce au don d'un ancien de Harvard, millionnaire reconnaissant.
– N'est-ce pas mieux ainsi ? risqua Thomas.
– Oui et non. C'est comme si on avait amputé ma mémoire d'un support matériel, dit tristement Pacal.
Quand ils arrivèrent devant leurs chambres, Thomas Artcliff retint son ami.
– C'est ta dernière nuit solitaire. La prochaine mettra dans ton lit une des plus belles filles de Boston. Mais, au fait, où aura lieu l'immolation de la vierge ? Ici, à l'hôtel ? Il se pourrait que les prétendants évincés vinssent donner un concert de casseroles sous ta fenêtre. Ça se fait, dit-on.
– Ils seront déçus car, demain, le Phoenix II lèvera l'ancre à l'heure de la marée, c'est-à-dire avant minuit. Nous aurons une nuit de noces en mer, sur la route de Liverpool et non à Saratoga, station conseillée pour la défloration des demoiselles bostoniennes, annonça Pacal.
– Liverpool ! s'étonna Thomas.
– Porte de l'Europe. À Liverpool, mon vapeur subira une révision complète, recevra de nouvelles chaudières, une machine plus puissante et une installation électrique dernier modèle. Pendant les travaux, que dirigeront Maitland et Cunnings, je montrerai Londres, Paris et Esteyrac à Susan.
– J'ai toujours su que les Cornfield ne faisaient rien comme le commun des mortels. Une nuit de noces en plein Océan, quelle trouvaille ! À condition que la mariée n'ait pas le mal de mer ! plaisanta Thomas.
– Je dois te prévenir que cette croisière risque de créer un petit scandale. J'emmène Fanny Buchanan, ajouta Pacal.
– J'ai cru remarquer que le beau lieutenant Cunnings ne lui était pas indifférent, reconnut Artcliff.
– Tu as vu juste. L'attirance est réciproque, bien que la demoiselle prolongée ait quelques années de plus qu'Andrew. Naturellement, tante Maguy, qui a l'œil à tout, n'a pas caché à sa nièce que ce flirt, et crois-moi, il y a plus que flirt, lui déplaisait fort. On peut donc s'attendre à une tornade familiale, quand le dragon découvrira que j'ai embarqué Fanny. Tu es, avec Ottilia et mon père, le seul dans le secret, et je compte sur toi, demain soir, après le dîner, pour aider Fanny à rejoindre discrètement le bord, où Cunnings aura déjà fait transporter ses bagages, révéla Pacal.
– Compte sur moi. Mais, toi parti, peut-être m'attarderai-je ici, pour jouir de la fureur de tante Maguy. Toutes les commères de Boston vont se régaler de l'affaire. On peut même escompter un écho dans The Globe , qui s'étonnera hypocritement qu'une mariée ait encore besoin d'un chaperon, se réjouit Thomas.
– Ce sera plutôt une dame de compagnie. Je profiterai de mon séjour en Angleterre pour visiter mes entreprises et Susan risque d'être seule pendant le temps que je consacrerai aux affaires. La présence de sa tante la rassurera.
– Et, quand te reverrai-je à New York ? Car je tiens à ce que tu t'arrêtes au retour. Ma mère souhaite voir ta lady, demanda Thomas.
– Nous serons de retour au printemps 90. Mon père et Ottilia se chargent de la gestion de Soledad, pendant mon absence, précisa Pacal en donnant l'accolade à son ami.
Seul, dans l'attente du sommeil, lord Pacal alluma un cigare, ouvrit la fenêtre de sa chambre et s'accouda au garde-fou. La nuit de printemps frissonnait, sous un ciel laiteux, vide d'étoiles, et le vent marin, portant des odeurs de goudron, susurrait dans le feuillage des ormes. Les réverbères à gaz étiraient des haies de lumière jaune, de part et d'autre du terre-plein central de l'avenue la plus huppée de Boston, conçue, disait-on, d'après les plans du baron Haussmann.
De temps à autre, le trot rapide d'un cheval annonçait l'apparition d'un cab, d'où descendait une
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