Un paradis perdu
juillet, quand le couple quitta Londres pour Paris, par Newhaven et Dieppe, sans descendre du wagon-lits, grâce au London-Brighton and South Coast Railway, dont les vapeurs traversaient la Manche en cinq heures, toute la ville était en effervescence : Jack l'Éventreur venait de frapper à nouveau.
Ce criminel, toujours recherché, qui entre Noël 1887 et le 9 novembre 1888, avait égorgé et mutilé, d'horrible manière, six prostituées, récidivait. Le 16 juin, Alice Mackenzie avait été retrouvée, dans Castle Alley, affreusement massacrée. Cette prostituée, comme les précédentes, hantait le quartier de Whitechapel, où évoluaient plus de mille de ses compagnes. Les journaux s'en prenaient aux limiers de Scotland Yard, qui n'arrivaient pas à mettre la main sur ce boucher. Tous les suspects interpellés, possédant des alibis vérifiés, avaient été relâchés et les bruits les plus divers circulaient, depuis des mois, sur l'identité de l'introuvable tueur. Certains allaient jusqu'à prétendre que le monstre, qui signait ses lettres aux journaux et à la police « Jack the Ripper », ne pouvait être inquiété parce que membre de la famille régnante. Comme on avait vu circuler, de nuit, à Whitechapel, une berline aux armoiries royales, on citait le nom d'Eddy, duc de Clarence, petit-fils de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria, un habitué des mauvais lieux. D'autres soupçonnaient un cordonnier ou un boucher. D'autres encore, sans plus de raison, voyaient en sir William Gull, médecin du prince de Galles et grand amateur d'autopsies, le dépeceur des pauvres filles 10 !
Une effervescence d'un autre genre régnait à Paris quand Pacal et Susan descendirent du train, gare Saint-Lazare. Derrière les glaces de la voiture de remise, qui les conduisit au Grand Hôtel du Louvre, près du Palais-Royal, ils virent les murs de la ville couverts d'affiches électorales. Anarchistes, républicains, révolutionnaires socialistes, antiplébiscitaires et autres vilipendaient, en termes variés, le général Boulanger et le duc d'Aumale, soupçonnés de vouloir établir une dictature.
Plus attirante, pour les étrangers, que l'expression des rivalités politiques, l'Exposition universelle, qui occupait le Champ-de-Mars, les jardins du Trocadéro et l'esplanade des Invalides, drainait, chaque jour, des foules considérables.
Dès le lendemain de leur arrivée, les Bahamiens s'y rendirent, pour voir la tour de M. Eiffel, de qui toute l'Europe vantait – ou moquait – l'originalité et la hardiesse. Haut de trois cents mètres, bien campé sur ses quatre jambes arquées, énorme mais élancé, cet assemblage audacieux de poutres de fer entrecroisées et dressées, dominait le Champ-de-Mars et l'Exposition. En détaillant le plan de celle-ci, Pacal constata, avec un peu d'amertume, que tous les pays du globe, ou presque, étaient représentés, y compris les colonies britanniques… sauf les Bahamas !
Pendant deux jours, les jeunes mariés déambulèrent entre les pavillons, parcoururent le hall des Beaux-Arts, ceux des Machines, du Textile, de la fée Électricité, ainsi qu'on nommait la vedette incontestée du moment. Paris offrait en effet au monde la première exposition éclairée à la lumière électrique, avec plus de mille cinq cents lampes à arc et dix mille ampoules à incandescence. En flânant, d'un stand à l'autre, les époux, dont les nuits étaient tendrement animées, se nourrirent en roumain, en indien, en arabe, en chinois et, la nuit venue, admirèrent les grandes fontaines lumineuses et multicolores du Trocadéro.
Ayant l'impression d'avoir fait le bilan d'une civilisation inventive, Pacal accompagna sa femme dans les boutiques de nouveautés et chez le couturier Charles Worth, où elle retint un costume de voyage en fin cachemire de l'Inde, gris ramier, jupe plate et tunique ajustée, ainsi qu'un long fourreau de soie, vert céladon, accordé à la blondeur de sa chevelure. Elle se pourvut aussi, seule cette fois, de dessous très féminins, conçus par le couturier pour Pauline de Metternich, Sarah Bernhardt et les plus célèbres courtisanes de Paris, ce que la vendeuse s'abstint de révéler.
Rue de la Paix, chez Mellerio dits Meller, joaillier des cours européennes depuis Marie-Antoinette, Pacal offrit à sa femme le collier d'émeraudes qui manquait à son élégante panoplie. Un soir, à la Comédie-Française, théâtre
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