Un paradis perdu
menace.
On disait Benjamin Harrison, élu vingt-troisième président de l'Union en 1888, entré en fonction le 4 mars 1889, favorable à la création d'une série de taxes protectrices, que réclamaient des industriels influents, soutenus à la Chambre des représentants par un élu républicain de l'Ohio, William McKinley. Devant ses pairs, lord Pacal s'en émut et dit craindre que cette dispute ne ranimât de vieux griefs américains, déjà formulés à l'encontre des Bahamas.
En Nouvelle-Angleterre, le Bahamien avait, en effet, perçu la méfiance ancestrale de certains Bostoniens à l'égard d'une colonie britannique qui, lors de la guerre de l'Indépendance, puis de la formation de l'Union, avait accueilli les loyalistes, opposés à George Washington, avant qu'ils ne refusent, la victoire des indépendantistes acquise, la citoyenneté américaine. Pacal avait dû détromper les amis des Buchanan, qui le classaient dans cette catégorie, ignorant que les Cornfield étaient propriétaires aux Bahamas depuis 1667, sous le règne de Charles II.
Un autre grief moins ancien, donc plus vif, visait l'attitude de la colonie pendant la guerre de Sécession. Nombreux étaient les Yankees qui reprochaient encore aux Bahamiens d'avoir eu des sympathies coupables pour le camp sudiste, d'avoir fourni les rebelles esclavagistes en armes et en munitions et, surtout, de s'être enrichis des malheurs d'une nation déchirée, pendant quatre ans, par la guerre civile. Les Américains des États du Nord, cependant de plus en plus nombreux à venir profiter du climat hivernal de l'archipel, appréciaient peu de rencontrer d'anciens planteurs esclavagistes, de Virginie ou de Louisiane, qui tenaient le haut du pavé à Nassau et siégeaient dans les assemblées coloniales.
Au cours du nouveau séjour londonien, Susan fit la connaissance d'une incommodité citadine propre à Londres. Dès les premiers jours de l'automne, un épais brouillard, jaunâtre et malodorant, que les gens du commun appelaient fog et les aristocrates London Particular , comme s'ils en étaient fiers, enveloppa la métropole. Aux brumes de la Tamise se mêlaient les fumées domestiques et industrielles, produites par la combustion de charbon gras. La Bostonienne en eut la gorge irritée, l'œil larmoyant, et décréta que le climat des îles britanniques était préjudiciable à sa santé.
– Je souhaite revoir Boston, puis Soledad, au plus tôt, dit-elle un matin, à l'heure du breakfast.
– Le Phoenix II ne sera pas prêt à prendre la mer avant février prochain. Vous verrez que Christmas est une grande fête en Angleterre et nous donnerons une réception, pour célébrer l'année nouvelle, le 1 er janvier 1890. Et puis, mieux vaut ne pas naviguer dans les eaux bahamiennes en cette saison, qui est celle des ouragans, dit Pacal.
– Ah oui ! Les ouragans ! J'oubliais les ouragans, dit-elle d'un ton où perçait un peu d'agacement.
En attendant, lord Pacal fit tout pour distraire sa femme. On les vit souvent à Covent Garden et au théâtre de Drury Lane, aux concerts du Queen's Hall, où se produisait le London Symphony Orchestra, et à ceux de l'Aeolian Hall où ils entendirent des quatuors de Beethoven. Un soir, lors d'une réception, la Bostonienne eut l'honneur insigne d'être présentée au nouvel ambassadeur de son pays en Grande-Bretagne, Robert Todd Lincoln 1 , fils d'Abraham Lincoln, le président assassiné.
Depuis qu'il résidait à Londres, chaque jour, Pacal vérifiait la justesse de l'aphorisme que lord Simon avait naguère lancé, dans un moment d'exaspération : « On naît anglais, on ne le devient pas. » Franco-anglo-indien, le jeune lord se voulait avant tout bahamien. En lui, trois cultures s'étaient fondues et il pouvait, à juste titre, se réclamer de Shakespeare aussi bien que de Corneille, des Trente-Neuf Articles anglicans comme du Livre des Destinées, le codex des Arawak.
Il choisit donc, quand le moment fut venu de se rendre à Liverpool, où le Phoenix II , radoubé et modernisé, attendait ses passagers, de faire un détour par Stratford-upon-Avon, pèlerinage shakespearien.
C'est dans la ville vouée au poète qu'il évalua combien les connaissances de Susan comportaient de lacunes, combien elle était représentative d'une caste américaine encore bridée par les tabous puritains.
Entraînée par son mari, Susan visita, sans y prêter grande
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