Un paradis perdu
vivre. Et puis, j'ai les moyens d'entretenir un foyer.
– Avant de regagner les chantiers de la Mersey, après votre séjour dans le Kent, passez par Londres. J'aurai parlé à miss Fanny, dit Pacal.
Le lord imaginait qu'il lui serait aisé d'emporter l'adhésion de Fanny. Il attendit deux jours, un moment où elle se tenait seule, dans le petit salon, pour intervenir.
À peine eut-il prononcé le nom de Cunnings, que, sans lui laisser le temps d'en dire plus, Fanny, se méprenant sur ses intentions, lui coupa la parole.
– Je savais que ça ne pourrait pas durer, mon ami. Tante Maguy m'a envoyé une lettre insultante et Susan m'a confirmé ses exigences. Je vais rentrer en Nouvelle-Angleterre. Je me résigne. Mais j'aurai de merveilleux souvenirs. Personne ne pourra me les ravir, dit-elle.
– Vous n'avez aucune raison de céder à l'ukase de tante Maguy, dit Pacal, du ton d'un Cornfield indigné.
– Que faire d'autre ?
– Mariez-vous !
– Ne soyez pas cruel, Pacal.
– Le lieutenant Andrew Cunnings, pour qui j'ai grande estime, m'a chargé de demander votre main, dit Pacal.
Fanny ouvrit de grands yeux étonnés. Son regard passa en un éclair de la joie à la désolation.
– J'ai quarante-deux ans, il en a trente-six. Il me propose le mariage parce qu'il pense m'avoir compromise, comme disent les imbéciles. J'ai eu dans ma vie d'autres aventures et au début, avec Andrew, j'ai cru que ce n'était, comme souvent, que pour le plaisir. On dit que les marins sont ainsi. Mais, aujourd'hui, un véritable sentiment s'est immiscé entre nous.
– Alors, mariez-vous, soyez heureux et laissez famille et commères envier votre bonheur mérité. Vous vivrez à Soledad, si vous le souhaitez, et Susan sera enchantée de cette solution.
– Non, Pacal. Dans dix ans, peut-être avant, je serai une vieille femme décatie et tout se dissoudra. Je deviendrai gênante, une épouse plus âgée qu'on cache et sans doute qu'on trompe. Andrew regrettera, sans le dire, car c'est un gentleman, de m'avoir épousée. Non, Pacal, il est venu trop tard. Mais, sachez que je ne capitule pas devant Maguy, Je me soumets à la raison, ajouta-t-elle en quittant la pièce, secouée par des sanglots.
Deux semaines plus tard, quand Andrew Cunnings se présenta, frémissant d'impatience, à Cornfield House, Pacal eut la déplaisante mission de lui apprendre que miss Fanny Buchanan voguait vers Boston, à bord d'un paquebot de la Cunard.
Comme il fallait s'y attendre, on lut un matin dans le carnet mondain du Times , que lord Pacal Desteyrac-Cornfield, héritier de lord Simon, dit le lord des Bahamas, et sa jeune femme, avaient choisi de passer leur lune de miel à Londres. « L'heureuse épouse du propriétaire de l'île de Soledad, West Indies, est américaine. Susan Desteyrac-Cornfield, née Buchanan Metaz O'Brien, elle est la riche héritière d'une vieille famille de négociants de Boston. »
Très consciente de sa nouvelle position sociale et mondaine, Susan fut, à Cornfield House, une parfaite hôtesse dont on apprécia autant la chair lumineuse que l'élégance et les manières. La seule critique colportée eut trait à son langage. Elle parlait, avec un bizarre accent, un anglais sans modulations, presque rugueux, et usait d'expressions inconnues à Mayfair. En quelques semaines, réceptions et dîners établirent cependant sa réputation et démontrèrent, aux pairesses les plus rigoristes, qu'une Américaine, dont on pouvait s'attendre à ce qu'elle commît des impairs et fît de risibles entorses à l'étiquette, évoluait dans le monde avec aisance et simplicité, signes d'une distinction rustique.
Convié au Derby d'Epsom par les Kelscott, Pacal eut l'occasion de présenter Susan à Jane, informée depuis longtemps, par lettre, de son mariage.
Les deux femmes conversèrent aimablement et, quand elles se séparèrent, avec promesse de se revoir, à Londres, à Boston ou à Soledad, Jane donna à Susan un baiser sororal.
– Lord Pacal, votre mari, est un homme exceptionnel. Vous avez de la chance. Moi, il n'a pas voulu m'épouser, lança lady Jane en riant.
Dans la voiture, en route vers Londres, Susan revint sur cette réflexion inattendue.
– S'il est vrai que vous avez refusé de l'épouser, pourquoi Jane m'a-t-elle dit ça en riant ?
– C'est de l'humour anglais, ma chère.
Un jour de fin
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