Un paradis perdu
sympathie avec les familiers des Buchanan, il dut supporter, au cours de dîners interminables, les propos de table de négociants embourgeoisés, sans idées ni compétences, en dehors de celles de leur état. Les roucoulements de certaines épouses, regard et décolleté dignes de considération, le firent douter de la fidélité de ces porteuses de bijoux, dont les maris, pleins de sollicitude mais dépourvus de fantaisie, satisfaisaient tous les caprices. Pour ces jeunes Bostoniennes, un peu délurées, le mariage, loin d'être une servitude, avait été une libération.
Au cours de son séjour, le seul épisode dont lord Pacal se divertit en cachette fut la tragi-comédie que déclencha l'annonce, par Susan à tante Maguy, du mariage de Fanny avec Andrew Cunnings. Bien que la jeune femme, rompue à la dialectique puritaine de sa caste, eût usé de tous les ménagements pour livrer la nouvelle, la doyenne des Buchanan, dans un premier temps rendue muette par l'émotion, entra dans une colère qui la conduisit au bord de l'apoplexie. Le fait que Fanny fût descendue à l'hôtel, avec son mari, pour ne pas résider à Beacon Hill, fit augurer une floraison de ragots. En deux jours, tout ce qui comptait à Boston sut en effet que miss Fanny Buchanan Metaz O'Brien avait épousé un marin anglais et, chose encore plus condamnable qu'une mésalliance, se préparait à retirer tous ses capitaux des Buchanan Metaz O'Brien General Stores.
– De quoi semer, chez nos actionnaires, un doute sur la solidité de nos entreprises, gémit Arnold Buchanan, dont les bajoues vermillon pâlirent comme saindoux.
Après un conseil de famille crucifiant, les Buchanan réagirent avec réalisme. Toute honte bue, ils attendirent que la scandaleuse conduite de Fanny se traduisît, du fait des indiscrétions répandues dans le milieu financier, par une baisse des actions des General Stores. Ils rachetèrent alors, au plus bas cours, celles de leur parente, conscients de punir la dévergondée, en s'assurant, compensation consolante, une plus-value, quand la confiance des actionnaires serait rétablie. Toutefois, l'amende infligée à Fanny parut une peine insuffisante à l'aînée des Buchanan.
– J'ai fait un nouveau testament. Quand je mourrai, Fanny, jusque-là mon héritière, n'aura pas un chandelier, pas un napperon, pas un dollar. J'ai décidé de tout léguer à ma chère Susan, révéla tante Maguy, avant de s'effondrer, en pleurs dans les bras de sa petite-nièce.
Un peu plus tard, rassérénée mais sourcils froncés et ton acerbe, la vieille dame entreprit Pacal, seul au salon.
– Votre marin a bien réussi son coup, n'est-ce pas ! Il a convaincu cette pauvre idiote de Fanny de retirer ses capitaux de nos affaires et d'aller vivre sur votre île sauvage. Il va la ruiner en un rien de temps, vous verrez ! Vous auriez dû empêcher ça, Pacal. Oui, par égard pour notre famille, vous auriez dû empêcher ce mariage, insista Maguy.
– « Vivre et laisser vivre », disait mon grand-père, lord Simon. C'est aussi ma devise, ma tante, répliqua Pacal, avant de quitter la pièce.
Bien que septembre soit souvent porteur de tempêtes, entre la côte des États-Unis et les Bahamas, lord Pacal se prépara, dès les premiers jours du mois, à regagner Soledad. Les épouses de John Maitland et Andrew Cunnings, devenues inséparables, embarquèrent les premières, avec Paulina, qui manifesta, avec toute l'exubérance italienne, un bruyant chagrin, au moment de se séparer de Martha, l'enfant qu'elle avait nourrie.
Au cours de la traversée, Fanny, conseillée par Pacal, décida d'investir en Floride, où le tourisme se développait à un rythme inattendu, les trois cent mille dollars enlevés aux entreprises Buchanan.
En effet, pour accueillir les Américains des États du Nord, en villégiature hivernale, le bâtisseur Henry B. Plant avait ouvert, à Tampa, sur la côte ouest, un nouveau palace, le Tampa Bay Hotel, propre à concurrencer le Ponce de León, joyau de la côte est, construit par Henry Flagler en 1887. De style hispano-mauresque, caricature architecturale de l'Alhambra de Grenade, le Tampa Bay Hotel, luxueux caravansérail hérissé de treize minarets aux dômes argentés, comptait six cents chambres ou suites avec salle de bains. Ses restaurants, fontaines et jardins, plantés de citronniers, attiraient dans ce port, où Vicente Martínez Ybor, le Cubain, avait
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