Un paradis perdu
Susan. Lady Martha serait donc fille unique, si l'avis du praticien était suivi par les époux.
Lord Pacal avala sa déception sans mot dire, Susan l'assurant que la privation, dont elle souffrirait autant que lui, serait, par elle, considérée comme sainte preuve d'amour.
Elle tint à ce qu'on célébrât les fêtes de fin d'année sous son toit et ce fut, entre le 24 décembre et le 2 janvier 1892, une succession de dîners, de réceptions, avec échanges de cadeaux et de vœux.
Au cours de ce séjour, tante Maguy, tantôt compatissante, tantôt défiante, voire péremptoire, répéta sur tous les tons à Pacal qu'il devrait, étant donné l'avertissement du médecin, s'abstenir, désormais, de tout rapport intime avec sa femme.
– Je conçois la déconvenue que cela représente pour un époux aimant, dans la force de l'âge, mais il y va de la vie de Susan ; Collins a été catégorique.
Après un instant d'hésitation, elle ajouta, d'avance compréhensive, d'un ton mielleux, presque complice :
» Nous savons, cher ami, comment les célibataires s'accommodent discrètement d'une telle privation.
Pacal en déduisit qu'on admettrait donc, à Beacon Hill, qu'un mari, contraint à l'abstinence, pût chercher, hors de la couche nuptiale, « de quoi contenter la bête », comme disait lord Simon. À condition, sans doute, qu'il y mît toute la discrétion requise et trouvât un exutoire hors des frontières de l'État ! Maintenant rompu à la dialectique pateline du puritanisme, Pacal se montra chevaleresque.
– Le bonheur d'un couple, ma chère tante, ne tient pas uniquement au plaisir de la procréation, dit-il, humblement.
Son désappointement trouva consolation dans l'attitude de sa fille, trottinante et gaie.
La petite Martha n'avait d'yeux que pour son père, lui faisait mille caresses, sautait sur ses genoux, dès qu'il s'asseyait au salon, le suivait dans son cabinet de travail et réclamait une feuille de papier et un crayon pour l'imiter, quand il travaillait, penché sur un dossier. En promenade, elle abandonnait Erika, sa nurse allemande, pour prendre la main de Pacal et, le soir, refusait de s'endormir avant qu'il ne soit venu à son chevet raconter « une histoire des îles », avant de l'embrasser. Aussi, se montra-t-elle plus enthousiaste que sa mère quand, en février, lord Pacal donna le signal du retour à Soledad.
En cette saison, seule la dérive des glaces, descendant par le canal du Labrador au sud de Terre-Neuve, constituait parfois un danger. Après quelques heures de navigation plein est, pour s'éloigner des côtes américaines, avant que le Phoenix II ne mît cap au sud, Susan aperçut, non sans frayeur, des débris d'iceberg, qui s'en allaient fondre dans les eaux tièdes du Gulf Stream.
– Comme elles sont grosses, ces meringues, observa Martha, dont un goût vif pour les sucreries inspirait les comparaisons.
À Cornfield Manor, l'intimité entre père et fille devint plus occasionnelle, car les journées de lord Pacal étaient remplies et rares les heures qu'il pouvait consacrer à l'enfant, déjà prise d'une tendre affection pour Ottilia. Grand-mère patiente, raconteuse d'histoires, chanteuse de comptines, la fille de feu lord Simon accueillait, presque chaque après-midi, à Malcolm House, sa petite-fille, plus souvent accompagnée par sa nurse rougeaude et moustachue que par Susan, rendue dolente par le climat.
Lord Pacal et sa femme avaient toujours eu des chambres séparées même si, jusque-là, les incursions nocturnes de l'un chez l'autre avaient été fréquentes. Bien résolu à ne pas faire courir à Susan le risque d'une nouvelle maternité, il s'abstint désormais de toute manifestation de désir et, lors de la séparation vespérale des époux, les élans de tendresse se réduisirent, au fil des semaines, en baisers légers et serrements de mains. La privation de l'étreinte amoureuse ne fut évoquée qu'une seule fois, entre eux, et Susan demanda qu'on ne revînt pas sur le sujet, disant que l'abstinence était sans doute exigée par le Seigneur, comme prix d'un bonheur paisible et d'une existence confortable.
Lord Pacal mit sur le compte d'une inhibition, née de la crainte d'une grossesse fatale, la facile résignation de sa femme.
Fanny, dont le chaud tempérament ne se fût pas accommodé d'une telle continence, crut venir en aide à Pacal en décidant de compléter
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