Un paradis perdu
Nassau.
Les gabiers venaient de jeter le chemin-planche et Pacal posait le pied sur le quai, quand un commissionnaire accourut. Il apportait deux télégrammes, à lui destinés.
– Nous allions les confier au bateau-poste, mais, puisque vous voilà, autant vous les remettre, n'est-ce pas ?
Depuis que le gouverneur Shea avait inauguré le câble télégraphique, entre Nassau et Jupiter, Floride, en échangeant un message avec le ministre des Colonies, à Londres, les télégrammes des États-Unis et d'Europe arrivaient en quelques heures. La General Assembly , sollicitée par les notables des Out Islands, venait de promulguer une loi prévoyant l'établissement du télégraphe électrique entre les grandes îles de l'archipel. Soledad, lointaine propriété privée, ne pourrait bénéficier d'une telle liaison que si le propriétaire s'engageait à financer les travaux de liaison.
Les télégrammes qu'on remit, ce jour-là, à Pacal venaient de New York et de Boston. Ce dernier émanait de Susan et livrait une triste nouvelle : « J'ai perdu mon bébé, à la suite d'une chute. C'était une fille. J'ai été très malade. Le docteur conseille un long repos. J'aimerais que vous soyez là. Mille pensées. Votre Susan. »
Le second télégramme, émis par Charles Desteyrac, à New York, annonçait son arrivée, par le prochain paquebot de la Musson Steamship Line. Dans quarante-huit heures, il serait à Nassau avec Ottilia.
Pacal décida, sur-le-champ, qu'après avoir reçu son père, à qui il déléguerait la responsabilité de Soledad pendant son absence, il s'embarquerait pour Boston, les circonstances exigeant sa présence auprès de sa femme.
Les retrouvailles, après un an et demi de séparation, inspirèrent aux Desteyrac un grand désir de connaître leur petite-fille, Martha. Ils furent déçus de la savoir à Boston et fort chagrins quand ils apprirent que le second bébé de Susan ne verrait pas le jour.
À soixante-deux ans, Charles Desteyrac conservait une aisance athlétique. Il était de ces hommes, grands et secs, dont les années voussent les épaules, strient le front de rides, confèrent aux traits un aspect lapidaire, pâlissent le regard, sans pour autant faire oublier ce que fut, chez eux, l'apparence de la jeunesse. Seule, une calvitie avancée prouvait l'intransigeance de l'âge. Près de lui, Ottilia, de deux ans sa cadette, apparaissait comme « une ancienne belle femme », ainsi que la qualifia, plus tard, cette mauvaise langue de Dorothy Weston Clarke. Charles et Otti formaient un couple biblique, ajusté, indissociable. Pacal leur vit une indéfinissable ressemblance.
« Mimétisme des vieux amoureux », devait diagnostiquer Uncle Dave, quand le lord lui ferait part de son impression.
Après une soirée, au cours de laquelle Ottilia détailla la restauration d'Esteyrac, et une courte nuit au Royal Victoria Hotel, père et fils se séparèrent à nouveau. Le même paquebot de la Musson Line, qui avait porté les Desteyrac, de New York à Nassau, en deux jours et demi, emporta lord Pacal vers Boston, tandis que l' Arawak prenait, par beau temps, la route de Soledad.
Trois jours plus tard, après une traversée sans aléas et une nuit en chemin de fer, lord Pacal retrouva son épouse, dans leur maison de Beacon Hill, sous la neige. Susan, un peu amaigrie, avait recouvré la santé, mais ne put retenir ses larmes en évoquant la perte de son enfant. Pacal apprit sans plaisir que la chute, responsable de la fausse couche, s'était produite au cours d'une séance de patinage, sur le grand étang gelé des Boston Public Gardens . L'accident était donc dû à une imprudence. Susan, excellente patineuse depuis l'enfance, n'avait pas imaginé que le fait de porter un enfant pouvait modifier son équilibre sur la glace. Pacal fit tout pour l'aider à oublier sa responsabilité.
Lord Pacal avait dû révéler à sa femme les turpitudes du docteur Barrett, pour obtenir qu'elle changeât de médecin et la persuader de faire appel au professeur d'obstétrique Mathias Collins, de la Harvard Medicine School. Les compétences de cet Écossais étaient unanimement reconnues mais son diagnostic sûr, assorti d'une franchise brutale, lui valait autant méfiance que considération. En donnant ses soins, après la fausse couche, il avait été formel pour déconseiller toute nouvelle grossesse. Celle-ci pourrait mettre en danger la vie de
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