Un paradis perdu
somme de soixante-deux millions de dollars. Dès que la transaction fut conclue, les banquiers remirent leurs acquisitions sur le marché. Les Morgan et consorts ont ainsi gagné sept millions de dollars 5 . J'ai, moi-même, fait une assez bonne opération, car j'ai vendu, au plus haut, ce que j'avais acheté autrefois au plus bas, détailla avec fierté le père de Susan.
– En somme, le Trésor public américain est soumis aux appétits de quelques banquiers, risqua lord Pacal.
– Dans le monde moderne, mon cher fils, la banque est le moteur de toutes les activités industrielles et commerciales. Et ça ne fonctionne pas trop mal. Il n'y a que les populistes et les rouges, qui rêvent de changer ça ! conclut Arnold.
Après une quinzaine de jours passée dans leur maison de Beacon Hill et de nombreuses visites, courses en ville et spectacles, lord Pacal donna le signal du retour à Soledad.
– D'après les marins qui arrivent d'Europe ou de Cuba, le temps est beau sur l'Atlantique, mais nous ne devons pas attendre pour rentrer, si nous voulons éviter le risque des tempêtes tropicales, dit Pacal à Susan, au cours d'une promenade sous les grands ormes du jardin public.
La jeune femme demeura un instant silencieuse, puis serra plus fort le bras de son mari.
– Je crois, mon ami, bien qu'il m'en coûte, comme toujours, de me séparer de vous, que je devrais rester ici, dit-elle à voix basse.
– Parce que vous êtes enceinte, n'est-ce pas ? dit Pacal.
Trouvant sa femme disponible sans interruption depuis plusieurs semaines, il avait subodoré l'événement.
– Oui et j'en suis heureuse. Je vais être sage pour que tout se passe bien.
Alors qu'ils arrivaient devant la statue équestre de George Washington, sans se soucier des promeneurs, il s'arrêta, prit Susan dans ses bras et l'embrassa avec la fougue de l'amoureux comblé.
– Nous sommes mariés ! lança Susan en riant à l'adresse d'un passant, offusqué par le spectacle d'une effusion publique indécente, jamais vue en un tel lieu et, circonstance aggravante, sous le regard de bronze du père de la patrie !
Ainsi qu'il s'y attendait, lord Pacal eut droit, en privé, à des remontrances hargneuses de tante Maguy.
– Le professeur Collins avait demandé à Susan de ne pas céder à ces… rapprochements conjugaux. Les hommes ne peuvent donc maîtriser leurs instincts ! s'emporta avec aigreur la vieille fille.
– Ne parlez pas de ce que vous ignorez et qui vous a toujours fait défaut, chère tante, répliqua Pacal, ironique.
Résigné à laisser sa femme à Boston, avec sa fille Martha, maintenant pourvue d'une institutrice anglaise, lord Pacal s'embarqua, avec son père et Ottilia, pour Soledad, où le Lady Ounca les porta en quatre jours. Le risque qu'avait décidé de prendre Susan était une preuve d'amour et méritait respect et fidélité.
En retrouvant ses habitudes de hobereau insulaire, lord Pacal se persuada que son union avec Susan venait de gagner en sincérité, même si les élans sensuels de ces dernières semaines relevaient plus, chez lui, « de ces instincts que les hommes ne savent pas maîtriser », comme avait dit la virago bostonienne, que d'une indomptable passion. Si Susan lui donnait le fils espéré, il s'estimerait comblé, et ce mariage de raison deviendrait raisonnable.
Cette année-là, l'ouragan ne fit qu'effleurer les Bahamas en ébréchant quelques toitures fragiles mais, entre le 23 et le 29 août, il dévasta la côte est des États-Unis, de Charleston, Caroline du Sud, à Savannah, Georgie. On dénombra deux mille morts et des centaines de maisons furent détruites.
Pour rassurer sa femme, lord Pacal s'empressa de confier au bateau-poste un télégramme, qui serait expédié de Nassau et livré en quelques heures à Boston. Informée du désastre de Charleston par les journaux américains, peu attentifs à ce qui se passait aux Bahamas, Susan devait craindre que Soledad n'eût souffert.
L'île avait retrouvé sa quiétude et les cantonniers ramassaient les pennes, arrachées aux palmiers par le vent, quand le patron d'un bateau de pêche, qui avait trouvé refuge au port occidental, pendant un épisode orageux, rapporta que le Santiago , paquebot en provenance de la Jamaïque, avait été drossé sur des récifs, à quelques encâblures de Spanish Wells, sur la côte nord de l'île d'Eleuthera. D'après le
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