Un paradis perdu
particulier de Belgravia Square. La maison est tenue par lady Mary Ann Gordon, la sœur de lord Simon. C'est une très vieille dame de quatre-vingt-six ans, mais solide au poste. Vous serez bien accueillie et traitée. Il suffit que je donne des ordres par télégramme.
Liz Ferguson, qui dominait tant bien que mal son désarroi, accepta la proposition de son ancien amant.
Une semaine plus tard, John Maitland ayant rempli sa mission à Eleuthera, la veuve de Michael Ferguson put embarquer pour New York, avec son frère et les cercueils, sur un paquebot de la Musson Line, d'où un navire de la Cunard les porterait en Angleterre.
Lord Pacal accompagna Liz Ferguson, plus frêle encore dans ses vêtements de deuil, jusqu'au bateau. Au moment de la séparation, il ne se déroba pas aux effusions de la jeune femme.
– J'ai toujours su que vous aviez un grand cœur, que vous méritiez d'être aimé, lui glissa-t-elle, avant d'effleurer ses lèvres d'un baiser fugace.
L'expression de la juste reconnaissance de Liz enrobait de plus tendres sentiments. Lord Pacal, qui n'en doutait pas, rentra pensif à son hôtel.
Tout au long de l'automne, les lettres hebdomadaires de Susan ne rapportèrent que des considérations rassurantes. Le professeur Collins estimait satisfaisante l'évolution de la grossesse et confirmait que l'enfant était attendu pour la mi-avril 94.
Dans une lettre de novembre, la future mère se montrait sans inquiétude.
« Je n'ai jamais été aussi dorlotée par tante Maguy et mes amies. Je ne commets pas d'imprudence, je me lève tard, je ne sors qu'en calèche accompagnée et l'on empêche Martha, vive comme la foudre, de sauter dans mon giron. Interdiction que j'ai du mal à justifier », écrivait Susan. Elle ajoutait en post-scriptum , avec une pointe d'acidité : « Vous vous êtes montré bien généreux, mon ami, avec cette malheureuse Liz Ferguson, que je ne connais pas, en la logeant dans notre hôtel de Belgravia. » Le « notre », fit sourire Pacal. Susan, comme tous les Buchanan, possédait un sens aigu de la propriété.
En novembre, le maître de Soledad dut faire un nouveau séjour à Nassau, pour accueillir deux officiers de la Royal Navy, recrutés par John Maitland, lors de son dernier séjour en Grande-Bretagne. Ces deux lieutenants, Edward Carrington et Anthony MacLay, avaient navigué sur toutes les mers du globe, d'une colonie britannique à l'autre. Ayant accompli le temps de service imposé aux boursiers formés au Royal Navy College, à Dartmouth, ils avaient répondu, avec d'autres, à l'annonce publiée par Maitland dans une revue lue par les marins. Après sélection des célibataires et au vu de leurs états de service, ils avaient été incorporés, à leur grande satisfaction, dans ce qu'on nommait, de Dartmouth à Liverpool, « the Cornfield Fleet ». Car la flotte créée par lord Simon au début du siècle avait acquis, dans le milieu maritime, assez de réputation – soldes élevées, conditions de vie à terre inégalées, croisières fréquentes entre l'archipel et les États-Unis –, pour séduire des marins sérieux, prêts à s'exiler sous les tropiques.
Lord Pacal apprécia la tenue des deux Anglais, âgés de trente-trois et trente-cinq ans. Sobrement vêtus et apparemment peu à l'aise dans des vêtements civils, ils conservaient la rigidité de ceux qui ont longtemps servi dans la marine de guerre. Ayant remarqué, sur la pommette de Carrington, une profonde balafre, il voulut en connaître l'origine.
– Vous avez étudié à Heidelberg, où les jeunes gens échangent des coups de sabre ?demanda-t-il.
– Non, my lord . Un nègre m'a porté un coup de machette, lors des émeutes de La Plaine, à la Dominique, en avril de cette année. Le Colonial Office avait demandé l'envoi du Mohawk , dont j'étais le second lieutenant. Les nègres révoltés mettaient le feu aux plantations de cannes à sucre. Comme la loi leur interdisait le tambour, pour ameuter leurs congénères, ils soufflaient dans des coquilles de conches. Le son portait sur l'île de colline en colline. Nous les avons fait taire. Nous avons tué quatre hommes et blessé quatre femmes, Des vraies furies qui attaquaient nos marines à la machette, expliqua l'officier.
Avant de convier les nouvelles recrues, pour dîner au Royal Victoria Hotel, lord Pacal, dans son allocution de bienvenue, rappela ce qu'il attendait des
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