Un paradis perdu

depuis son voyage à Londres et la présentation de son appareil au Crystal Palace, en 1888, Edison collectionnait, dans la cire, les voix des célébrités. William Ewart Gladstone, qui venait, en 1894, d'être nommé Premier ministre pour la quatrième fois, et le grand poète, lord Alfred Tennyson, mort en 1892, avaient été les premiers élus.
     
    – Invention diabolique, qui peut faire parler les morts, s'émut une dame.
     
    Lord Pacal avait appris, par son défunt père, que, lors de son séjour en France, Thomas Edison avait été décoré de la Légion d'honneur, par le président de la République Sadi Carnot, et que le quotidien Le Figaro lui avait offert un banquet, au premier étage la tour Eiffel, repas au cours duquel Charles Gounod avait joué une pièce écrite pour la circonstance. Pacal se souvint aussi que cette admiration frénétique avait un peu agacé Charles Desteyrac. L'ingénieur estimait, avec d'autres, que le véritable inventeur du phonographe était le Français Charles Cros qui, dès 1877, avait communiqué, à l'Académie des Sciences de Paris, son procédé de paléophone, fondé sur les principes qu'allait si bien exploiter Edison. L'Américain n'aurait fait que perfectionner l'invention de Charles Cros, charmant bohème, à qui l'on devait des recueils de vers mais aussi un procédé de photographie en couleurs 6 .
     

    En mars, lord Pacal trouva la Nouvelle-Angleterre en pleine effervescence. La situation économique ne s'était pas améliorée, depuis les grèves de l'année précédente, et de nouveaux conflits éclataient chaque semaine. Le nombre de chômeurs ne cessait de grandir et les pessimistes y voyaient les prémices d'une révolution. Les défilés de sans-emploi se succédaient et les institutions charitables organisaient des soupes populaires, pour que les plus démunis ne meurent pas de faim.
     
    Fin mars, on apprit qu'un certain Jacob S. Coxey, de Massilion, Ohio, soutenu par le parti populiste, avait rassemblé une armée de cinq cents chômeurs. Un autre leader, Frye avait fait de même à Los Angeles, et un troisième, Kelly, se préparait, avec les sans-travail, à marcher, comme les deux premiers, sur Washington. L'expédition prenait un tour révolutionnaire et inquiétant.
     
    – On compte, certes, parmi ces malheureux, des citoyens bien intentionnés mais, aussi, beaucoup de malfaiteurs et de pillards. La garde nationale et, s'il le faut, l'armée les empêcheront d'entrer dans la capitale, dit un soir Arnold Buchanan, fort alarmé.
     
    Depuis des semaines, ses entreprises commerciales souffraient du fait de la diminution de la consommation de produits manufacturés.
     
    Le 20 avril, tandis que les chômeurs cheminaient à travers les États, dont les gouverneurs mobilisaient police, milice et garde nationale, par crainte des débordements, Susan souffrit des premières douleurs de l'enfantement.
     
    Le professeur Collins, assisté d'une sage-femme, arriva à point nommé, pour aider la parturiente à mettre au monde un garçon, avec une facilité dont tout le monde se réjouit. La même angoisse avait étreint tante Maguy et Pacal, confinés dans le salon pendant l'accouchement.
     
    – En me donnant un fils, vous avez, sans tenir compte des risques redoutés, fait de moi le mari et le père le plus heureux, dit Pacal, admis dans la chambre de Susan.
     
    – Beau garçon, qui promet d'être grand, si l'on en juge par la taille de ses pieds, commenta le docteur Collins, après avoir reconnu que la saine nature de Susan Desteyrac-Cornfield avait annihilé ses craintes.
     
    Susan avoua, cependant, qu'elle avait vécu les dernières semaines dans une telle anxiété qu'elle en avait perdu le sommeil. Des maux de tête, des nausées, des frissons irrépressibles l'avaient angoissée. La naissance, sans aléas, du fils que Pacal attendait effaçait toutes les appréhensions qui l'avaient tourmentée.
     
    – Maintenant, je puis être pleinement heureuse, s'écria-t-elle, quand la sage-femme rendit à sa mère le bébé, toiletté et langé.
     
    – Cet enfant sera blond, comme Susan, décréta tante Maguy.
     
    Elle ignorait que la couleur des yeux d'un nouveau-né n'est pas fixée avant trois semaines et que celle des cheveux change au fil des ans.
     
    On se réjouissait encore, le lendemain, quand la jeune mère fut soudain prise de vomissements. On ne s'inquiéta qu'au cours de la nuit suivante, quand elle commença à ressentir des