Un paradis perdu
douleurs épigastriques et des troubles de la vision.
– Je vois par moments des étincelles bleues, dit-elle à Angelina, sa femme de chambre.
Au petit matin, Pacal envoya quérir le professeur Collins. Le praticien constata que la jeune mère avait les paupières boursouflées, de l'œdème aux jambes, les traits épaissis, l'élocution un peu confuse et qu'elle était agitée, par moments, de secousses convulsives.
Il prit Pacal à part et lui confia son inquiétude.
– J'ai bien peur d'une crise d'éclampsie, dit-il.
– Mais, hier, elle allait bien, et l'accouchement s'est passé au mieux, s'étonna Pacal.
– L'éclampsie est une affection nerveuse. Elle atteint le plus souvent les primipares, qui redoutent les douleurs de l'enfantement. Mais une émotion, une crainte, un effroi, peuvent aussi déclencher une crise chez la parturiente. Susan a donné à tous le sentiment qu'elle ne redoutait pas l'arrivée de cet enfant, alors que, chaque fois qu'elle me consultait, elle me confiait ses peurs, dit le praticien.
– C'est vous qui l'aviez mise en garde contre les risques d'une nouvelle grossesse, Monsieur le Professeur, rappela lord Pacal, un peu sec.
– Mon devoir de médecin me le commandait. Mais je sais, mon ami, que c'est elle qui a décidé de rompre la continence que vous vous imposiez ; elle me l'a dit. Elle a même ajouté : « S'il devait m'arriver quelque chose, j'aurais ma part de responsabilité. »
– Ces considérations appartiennent au passé. Seul compte le présent. Ma femme est-elle en danger ?
– Espérerons que la crise va se calmer, car nous ne disposons pas de remède efficace. J'ai ordonné des compresses sur le front et je vous envoie une nurse, qui lui fera respirer un peu de chloroforme si d'autres convulsions menacent, dit le médecin.
Martha ignorait encore qu'elle avait un petit frère. La veille de l'accouchement, elle avait été envoyée chez une cousine de Susan, dont les enfants étaient ses camarades de jeu. Dès lors que sa mère fut souffrante, Pacal décida qu'il fallait tenir Martha éloignée.
L'amélioration escomptée ne vint pas et, quand les convulsions cloniques s'accélérèrent, que Pacal, tante Maguy et la nurse virent Susan, poings crispés, s'agiter en tous sens, pâlir, perdre la respiration, et le chloroforme devenir sans effet, le docteur Collins fut à nouveau appelé.
– C'est là tout ce que je redoutais. Éclampsie profonde, diagnostiqua le professeur.
– Que va-t-il arriver ? Que va devenir ma petite Susan ? gémit tante Maguy.
– Soyez franc. Ma femme peut-elle surmonter cette crise ? insista Pacal.
– Il faut redouter le pire. L'éclampsie tue une malade sur deux, lâcha le médecin, dont tout Boston connaissait la brutale franchise.
– Elle ne va pas mourir, tout de même ! Empêchez-la de mourir ! s'écria tante Maguy, cédant à la colère.
Au cours de la nuit suivante, la nurse vint prévenir Pacal que Susan venait de sombrer dans le coma. Elle avait envoyé un domestique réveiller le professeur Collins, comme ce dernier avait demandé qu'on le fît en cas d'aggravation de l'état de sa patiente.
Le praticien ne put que confirmer que la maladie entrait dans une nouvelle phase.
– Le coma lui évite les convulsions et la souffrance, dit-il, simplement.
Il s'était retiré dans le salon voisin, avec Pacal, quand, un peu avant l'aube, un cri, puis une longue et insupportable plainte de tante Maguy les alertèrent. La nurse les attendait au seuil de la chambre.
– C'est fini, dit-elle d'un ton professionnel.
– Occupez-vous de miss Maguy. Donnez-lui ce calmant et emmenez-la, ordonna le médecin en voyant la vieille fille, affalée en travers du corps de la morte.
Pendant toute la journée du lendemain, la maison fut envahie par les parents et amis de Susan. La mort lui avait restitué toute sa beauté et, comme l'exigeait la coutume en Nouvelle-Angleterre, tous les visiteurs voulurent la voir. Certains lui baisèrent la main, d'autres lui touchèrent le front. La plupart s'entretinrent un instant avec tante Maguy, qui s'était aussitôt arrogé le droit de conduire le deuil. Pacal entendit certaines douairières, dont il avait écourté les condoléances, dire à mi-voix, en lui jetant un regard de biais : « Les médecins n'avaient-il pas conseillé à Susan de ne plus avoir
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