Un paradis perdu
loquet.
– Donne-moi ta lanterne et attends ici, ordonna Pacal.
En traversant la salle de prière, il vit posée en évidence sur le lutrin de pierre, la clef qu'il avait vainement cherchée. Cette restitution le troubla et une étrange crainte le saisit. Il descendit rapidement l'escalier de l'hypogée. Avant d'atteindre la dernière marche, il fut édifié. Lady Ottilia, assise sur les dalles, adossée au mur, sous la niche où reposait, muré, le cercueil de Charles, semblait dormir. Vêtue d'une robe du soir bleu nattier, de celles qu'elle portait lors des fêtes, pour valser avec Charles, elle se tenait, figée, les yeux clos, les mains jointes, hiératique et confiante.
– Otti, que faites-vous là ? lança Pacal d'une voix forte.
Seule la voûte de calcaire corallien fit écho son appel. Pacal s'abusait en escomptant une réponse. L'immobilité d'Ottilia était celle de la mort. Il s'approcha d'elle, caressa sa joue froide, posa un index tremblant sur la veine jugulaire et sut qu'Otti avait quitté la vie. La morte retenait un billet, sous ses mains croisées. Il dénoua les doigts déjà rigides, prit le message, posa sa lanterne et lut.
« Ne m'en veuillez pas, bien cher Pacal, de ce départ soudain. Charles absent à jamais, je n'ai plus aucune raison de vivre. Ici je resterai près de lui. Ne blâmez pas Palako-Mata qui m'a donné de quoi rejoindre mon aimé. Dieu sauve la reine et vous garde. »
Timbo, apeuré par ce long silence, remarqua la pâleur du lord, quand il reparut.
– Va chercher le commandant Colson, le docteur Ramírez et miss Gladys, la gouvernante de Malcolm House. Reviens avec la grande calèche capotée. Lady Ottilia est morte. Nous l'installerons à Cornfield Manor. Jusque-là, tais-toi, ordonna lord Pacal.
Le même jour, dans l'après-midi, après qu'Ottilia eut été déposée dans une chambre, il se rendit au village des Arawak.
– J'attendais votre visite, dit le cacique.
– Vous avez donné du poison à lady Ottilia, n'est-ce pas ? C'est complicité de suicide. Or, la loi anglaise condamne le suicide et punit ceux qui le facilitent, dit le lord.
– C'est une mauvaise loi, my lord . Chacun peut s'en aller de ce monde quand il le décide. Lady Ottilia ne voulait pas être séparée de Monsieur l'Ingénieur, mon ami Charles Desteyrac. Elle m'a demandé de quoi faire le voyage. Je lui en ai donné le moyen. Si vous le permettez, mes femmes iront l'embaumer pour qu'elle soit belle, en arrivant…
– … de l'autre côté du soleil, compléta Pacal, qui savait où les Arawak situent leur paradis.
La fille de lord Simon Leonard Cornfield eut les mêmes obsèques que son mari. Elle fut inhumée, comme elle l'avait souhaité, dans la niche proche de celle où reposaient les restes de Charles.
Resté seul dans la crypte, après que les marins eurent muré le tombeau, lord Pacal relut l'épitaphe qu'il avait dictée : « Lady Ottilia Cornfield. 1831-1893. Épouse de Charles Desteyrac. »
Il n'avait pas cru utile de rappeler à la postérité qu'elle avait été, pour le seul état civil, l'épouse postiche de Malcolm Murray.
En mars 1894, Nassau se préparait à recevoir le nouveau gouverneur, sir W.H. Haynes-Smith, quand lord Pacal, en route pour Boston où Susan devait accoucher en avril, y fit escale pour affaire. Dans un salon du Royal Victoria Hotel, il eut le temps d'assister à la démonstration d'une invention de Thomas Edison, déjà répandue aux États-Unis, le phonographe. Cet appareil reproduisait les sons et la voix humaine. Mû par un mouvement d'horlogerie, il comportait un cylindre de métal, couvert de cire et animé d'un mouvement de rotation. Devant ce manchon, se déplaçait un chariot, muni d'un stylet, associé à un pavillon propre à concentrer les sons sur une membrane. Les paroles ou bruits se traduisaient en vibrations et le stylet gaufrait, plus ou moins, suivant l'intensité de celles-ci, la feuille de cire. Pour restituer les sons enregistrés, il suffisait de faire repasser le stylet dans les sillons qu'il avait creusés, le pavillon à membrane devenant porte-voix.
Bien qu'on s'extasiât beaucoup devant cet appareil, les invités mélomanes doutèrent qu'il serait jamais capable d'enregistrer et de faire entendre de la musique.
La presse américaine, qui ne tarissait pas d'éloges sur l'inventeur le plus considéré de l'Union, rapportait que,
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