Un paradis perdu
l'enfer t'ouvrira ses portes.
La doyenne des Buchanan, dont le visage virait au vermillon, chercha un siège du regard, mais Pacal ne l'invita pas à s'asseoir.
– Fanny a raison. Ne mêlons pas Martha à vos odieuses manœuvres. Ma fille découvrira, un jour, la cruauté et la bêtise de votre attitude. Maintenant, je vous prie de quitter cette maison, pour n'y plus revenir, ordonna Pacal.
– Cette maison est celle de Susan. Que comptez-vous en faire ?
– Elle est, d'abord, ma propriété, comme tout ce qu'elle contient. Dois-je vous le rappeler ? Je vais donc la mettre en vente, ainsi que mobilier et bibelots. Je ne suis pas amateur de dépouilles.
– Pff, pff, pff ! Nos lois sont bien mal conçues, qui vous font l'héritier de tous les autres biens de Susan. C'est scandaleux. Dire que vous allez aussi détenir un paquet d'actions de nos entreprises ! pesta tante Maguy.
– Et, croyez-moi, j'en ferai bon usage, répliqua Pacal, goguenard.
Mastodonte offensé, Maguy Metaz O'Brien, le souffle court, quitta la pièce dans le froufrou de son ample robe de faille noire, s'efforçant à une dignité singulièrement mise à mal.
Une semaine plus tard, grâce à la détermination du lord, alliée au savoir-faire efficace de Fanny Cunnings, l'avenir de George Thomas Charles Desteyrac-Cornfield fut fixé pour un temps. Fanny, qui n'avait pas eu d'enfant, se faisait un plaisir, autant qu'un devoir, d'élever le garçon jusqu'à ce qu'il fût en âge de vivre commodément à Soledad avec son père.
La nourrice irlandaise, Daisy O'Casey, rousse plantureuse, mère de deux garçons, âgés de deux ans et trois mois, venait d'être abandonnée par un mari ivrogne et volage, parti chercher de l'or au Klondyke. Elle accepta, sans façon, d'aller vivre en Floride, avec sa progéniture, pour allaiter le petit George. D'un appétit rassurant, le regard déjà éveillé, le bébé qui, longtemps ignorerait le drame postérieur à sa naissance, promettait d'être robuste et de caractère facile.
On ne s'attendait pas à ce qu'Angelina, la femme de chambre de Susan, dont le jugement sur le décès de sa maîtresse se révéla plus juste et plus sain que celui de tous les Buchanan et Metaz O'Brien réunis, demandât à Fanny Cunnings de la prendre à son service, pour s'occuper du bébé. Fanny, qui appréciait l'intelligence et la vivacité de la jeune Noire, accepta aussitôt.
Régler les préparatifs du voyage, fixer les gages des deux femmes, réunir les bagages ne prit que vingt-quatre heures. Le 8 mai 1894, lord Pacal, accompagné de Fanny Cunnings, Daisy, Angelina et trois enfants, prit place à bord du White Train , convoi de luxe, qui les porta à New York en six heures. Fanny et sa petite troupe firent alors leurs adieux à Pacal, sur un quai de Grand Central Station, et s'installèrent dans un wagon-salon de l'Atlantic Coast Line. Le voyage jusqu'à Saint Augustine, où Andrew Cunnings, prévenu par télégrame, accueillerait les voyageuses, durerait quarante heures.
Après une journée passée avec Thomas Artcliff, Pacal embarqua pour les Bahamas, sur un paquebot de la Ward Line. Convoqué par une dépêche, John Maitland et le Lady Ounca l'attendaient à Nassau. L'officier, au nom de l'équipage, présenta au veuf les condoléances d'usage, mais Pacal refusa tout cérémonial de deuil. Il fit même déployer l'Union Jack, que le commandant avait fait mettre en berne au mât d'artimon. De la même façon, lors du débarquement à Soledad, le maître de l'île écourta les manifestations de sympathie. Conduit avec une discrète compassion par Timbo, à travers un Cornfieldshire resplendissant des floraisons printanières, lord Pacal gravit l'escalier de Cornfield Manor le 23 mai 1894, veille du soixante-quinzième anniversaire de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria.
En dépit de son deuil, il tint à marquer, comme chaque année, la naissance de la souveraine, d'abord par une brève apparition au Loyalists Club, où se réunissaient tous les Britanniques pour une série de toasts, puis le soir, par un dîner avec les intimes, à Cornfield Manor. Seul le bal traditionnel et les tirs de feux d'artifice, si prisés des insulaires, furent supprimés.
Tous ceux et celles qui, ce soir-là côtoyèrent lord Pacal virent qu'il dominait son chagrin, avec la maîtrise acquise par l'exemple de lord Simon. Plusieurs reconnurent, chez leur hôte,
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