Un paradis perdu
les manières et les attitudes de l'aïeul, et aussi, une ressemblance physique que le temps semblait accuser. Même taille haute et droite, même port de tête, même regard, auquel rien n'échappe, même autorité seigneuriale. Le timbre de voix, la finesse des traits et l'œil amandin rappelaient heureusement l'ascendance du père, Charles Desteyrac, et le sang arawak de la mère, Ounca Lou. Grave, mais toujours d'une parfaite courtoisie, le maître de l'île résuma, en quelques mots, les derniers jours de Susan Desteyrac-Cornfield.
– Elle fut une parfaite épouse et une mère admirable, dit-il.
Et, pour prévenir toutes les curiosités, il ajouta :
» Elle repose près de sa mère, dans le cimetière historique de Boston, ainsi qu'elle l'avait souhaité.
Rendu à ses habitudes, lord Pacal prit d'abord connaissance du courrier, amoncelé pendant son absence. De nombreuses lettres de condoléances lui étaient adressées, en réponse au faire-part envoyé après la mort de son père. Albert Fouquet écrivait de Nice, où il s'était installé avec Madge, dans l'attente du procès de la Compagnie universelle du canal transocéanique. Il ne reviendrait pas aux Bahamas et disait regretter le différend stupide, et à lui seul imputable, qui l'avait opposé au plus estimé de ses condisciples des Ponts et Chaussées. « Charles est parti avant que nous ne nous soyons réconciliés », concluait-il. Comme Pacal ignorait tout de l'étrange situation conjugale du mari des jumelles Russell, à l'origine de la mésentente des deux amis, il classa la lettre sans se poser de question.
Un message plus sensible émanait de Liz Ferguson. Elle usait de mots justes, pour apaiser le chagrin de son ami, et le remerciait de l'avoir hébergée à Cornfield House. « Mary Ann Gordon, votre grand-tante, m'a entourée de prévenances comme une mère. Elle m'a beaucoup aidée de ses conseils, pour l'organisation des funérailles de mon mari et de son secrétaire. Mon retour aux Bahamas sera retardé par le décès de la mère de Michael. En bru attentive, j'ai accompagné les derniers jours de cette délicieuse vieille dame. Déjà très malade, elle n'a pas supporté la disparition de son fils unique. En la voyant dépérir, j'ai compris qu'on peut mourir de chagrin. Dieu merci, ma belle-mère a quitté ce monde avant qu'une indiscrétion des amis de Michael, un ramassis de méchantes langues, ne révélât à la malheureuse les mœurs de mon défunt mari. » La jeune veuve concluait en précisant qu'elle allait recevoir l'héritage de son époux, auquel s'ajouterait une forte indemnité du Colonial Office, Michael ayant péri en service. « Le notaire m'a aussi annoncé que je suis la seule héritière de ma belle-mère. Me voilà nantie d'une jolie petite maison, dans le quartier de Mayfair, d'actions d'entreprises industrielles, auxquelles je ne comprends goutte, dont celles de De Beers Consolidated, une mine de diamant située en Afrique du Sud. Je vais être honteusement riche. J'aurai besoin de vos conseils pour gérer ou liquider tout ça, car les affaires d'argent m'ont toujours parues fastidieuses. Je ne veux pas prendre avis de mon père qui, couvert de dettes, me ruinerait. »
Quand elle avait écrit ces lignes, début avril, Liz ignorait encore la mort de Susan. Depuis, elle avait dû l'apprendre, The Times de Londres ayant consacré quelques lignes à l'événement, dans sa rubrique Obituaries .
Rassuré par Fanny quant au sort de son fils, lord Pacal se mit au travail. Réaliser, pour de meilleures conditions de vie des insulaires, les travaux prévus par son père, s'imposait comme un devoir filial.
L'asphaltage des voies principales de l'île fut immédiatement entrepris et il confirma la commande, passée par Charles Desteyrac, aux ateliers de chemins de fer de Pittsburgh, d'une nouvelle locomotive à vapeur, pour le petit train, caprice de son grand-père. La machine, dont la chaudière brûlait du charbon après avoir longtemps brûlé du bois, serait remplacée par une locomotive à moteur thermique, fonctionnant à l'huile lourde, invention récente d'un ingénieur allemand, Rudolf Diesel. Lady Lamia eût apprécié ce changement, qui supprimerait fumée et escarbilles.
Ces projets étaient lancés quand on apprit, fin juin, trois événements, deux tragiques, l'autre heureux. Le 24 juin, le président de la République française, Sadi Carnot, en visite à
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