Un paradis perdu
propriétaires espagnols de retrouver une position à Cuba. L'indépendance de l'île, sur laquelle l'Espagne renonçait à toute prétention, était reconnue par les nations, Guam et Porto Rico avaient été cédés aux États-Unis, qui s'étaient octroyé la souveraineté sur les Philippines pour la somme de vingt millions de dollars avant d'annexer, dans le Pacifique, les îles Hawaii, autrefois appelées Sandwich 1 . D'après le président McKinley, il s'agissait « d'élever le niveau de vie des indigènes, de les civiliser, de les christianiser ». Avec bonne conscience, il avait ajouté : « En nous souvenant que le Christ est mort pour l'humanité tout entière. »
L'empire colonial espagnol avait vécu, l'impérialisme américain prenait son essor.
Depuis peu, à Boston et à New York, des intellectuels dénonçaient cette volonté de domination des États-Unis sur l'Amérique tropicale. William James, professeur de philosophie à Harvard, de tous les étudiants respecté, s'était dit bouleversé par les conditions de paix imposées à l'Espagne. Il criait désespérément « qu'il avait perdu son pays » et répétait : « L'intervention à Cuba pouvait se défendre, vu le perpétuel mauvais gouvernement et les souffrances subies par les indigènes, mais l'annexion des Philippines, qui peut l'excuser ? » Le philosophe voyait là « une trahison honteuse des principes américains, un des plus parfaits symptômes de cupidité, d'ambition, de corruption et d'impérialisme 2 ».
Lors de sa première visite à Soledad, Thomas Artcliff s'étonna du peu d'enthousiasme que son ami Pacal manifestait pour la victoire des États-Unis sur l'Espagne et les avantages territoriaux qui en découlaient.
– Je crains que l'exaltation patriotique de Walt Whitman – que tu admires tant –, prise au pied de la lettre, par des gens simples et des politiciens ambitieux, ne conduise ton pays à de regrettables abus de puissance.
– Nous allons faire de l'Amérique un modèle spirituel, moral et matériel, pour le monde entier, mon cher.
– En somme, une sainte domination du monde, la Maison-Blanche remplaçant, à la fois, le Vatican, La Mecque, et Lhassa ! ironisa lord Pacal.
– Ne te moque pas. Nous savons maintenant ce qui est juste et bon pour l'homme. Une mission nous a été donnée par les pères pèlerins du Mayflower : faire un monde prospère, neuf, pragmatique, libre, fort, mais moral. En somme, augmenter le bonheur des hommes et diminuer leur souffrance, rétorqua Thomas, avec fougue.
– Tu es un pur produit de l'idéalisme américain, adepte de ce que George Santayana appelle « l'instrumentalisme », une sorte de matérialisme expérimental, déclara Pacal.
– J'en suis conscient… et fier à la fois ! assura Thomas.
Artcliff, comme bon nombre de bâtisseurs, d'industriels, d'hommes d'affaires américains, était engagé avec frénésie dans un dépassement continu de réussite. Devenu architecte renommé, après avoir participé à la construction, à New York du « palais » Vanderbilt, de l'hôtel Waldorf, achevé le chemin de fer aérien commencé par son père, collaboré à Chicago à l'édification de l'Atheneum, il se devait de faire mieux, plus grand, plus haut, plus coûteux. Cette recherche permanente de l'exploit, du record, cette compétition aux règles floues, souvent brutales, parfois perverses, inquiétait lord Pacal. Il craignait qu'à ce jeu son ami ne perdît son âme et ne devînt un de ces affairistes boulimiques, comme Rockefeller, Vanderbilt, Du Pont de Nemours, J.P. Morgan, Andrew Mellon ou William Randolph Hearst, le magnat de la Yellow Press . Ces gens comptaient faire de l'américanisme une nouvelle religion.
L'amitié entre Pacal et Thomas, anciens condisciples du Massachusetts Institute of Technology, restait assez forte pour que les divergences d'opinion fussent sans effet sur leur relation.
Pour les Bahamas, comme pour toutes les colonies britanniques, l'année 1901 commença par un deuil. Le 22 janvier, à la fin de l'après-midi, Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria avait rendu l'âme à Osborne, sa résidence de l'île de Wight, après une brève agonie. Elle était dans sa quatre-vingt-troisième année, la soixante-cinquième de son règne, le plus long de l'histoire d'Angleterre. La nouvelle parvint, le jour même, par télégramme, au gouverneur des Bahamas, qui fit
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