Un paradis perdu
militante et militaire, si je comprends bien, ironisa Pacal.
– Seule la discipline permet l'efficacité. Nos écoles forment des officiers et des soldats de la charité et de la foi. Notre devise est : « Sang et feu », et nos mots d'ordre sont : « Soupe, savon, salut ». Nous sommes plus de cent mille soldats et officiers dans le monde. Nous publions, en douze langues, vingt-sept journaux hebdomadaires. Notre seule référence est la Bible 4 , précisa Jane.
– Et, d'où cette armée tire-t-elle sa subsistance ?
– Des dons. Et je compte bien, étant donné notre amitié passée, que lord Pacal Desteyrac-Cornfield, qui n'a jamais eu faim, a toujours possédé plusieurs toits et n'a jamais manqué de savonnettes parfumées, va aider notre armée, dit Jane en tirant du sac qu'elle portait, suspendu à l'épaule, un bon de souscription.
Pacal prit le papier et promit son aide, ému par l'engagement de lady Jane.
– Vos supérieurs vous autorisent-ils à dîner avec un mécréant ?
– Sauf dans les restaurants, où nous n'entrons que pour vendre notre journal et faire la quête, dit Jane.
– Disons vingt heures, chez moi, à Belgravia Square… mais venez sans armes, major !
Lord Pacal devait se souvenir longtemps de cette soirée. Autrefois, sans trop le dissimuler, Jane Kelscott avait été amoureuse de lui et avait vainement attendu qu'il se déclarât. Aujourd'hui, portée par sa foi et son instinct de charité, elle avait trouvé sa voie et la justification à sa solitude affective. Émanaient d'elle force morale, sagesse, clarté, sérénité souriante des justes.
Ils évoquèrent la mort de Susan, que Jane avait connue à Londres, lors de son voyage de noces, et quand Pacal lui avoua combien il souffrait de l'attitude de sa fille Martha, qui l'avait rejeté, Jane lui prit la main.
– Avez-vous fait ce qu'il fallait, pour être aimé d'elle ?
– L'amour filial va de soi, non ?
– Il ne fait que répondre à l'amour paternel. Considérez mon cas. Enfant, je ne voyais mon père que deux fois quinze jours dans l'année. Il servait aux Indes, où ma mère n'a jamais voulu se rendre. Jusqu'à sa mort, il n'est resté pour moi qu'un passant, un visiteur distrayant, fumeur de cigare, raconteur d'histoires, clubman, chasseur de tigres au Pendjab, chasseur de renards et de femmes en Angleterre. Vous, Pacal, vous étiez sur votre île, et votre épouse et votre fille à Boston. Combien de jours, dans l'année, passiez-vous ensemble ? Pendant vos absences, d'autres ont pris dans le cœur de votre enfant la place laissée vide, celle qu'elle vous réservait. Lord Pacal n'est pas plus innocent que lord James Kelscott, acheva Jane.
– Les Cornfield, comme les Desteyrac, sont atteints d'une maladie de l'âme. Et, quand un peu de sang des Arawak se mêle aux deux autres, l'ambiguïté est complète. Une sorte d'orgueil, mêlé de méfiance, nous retient d'exprimer l'amour. En résulte une mélancolie vague, peu discernable, parce que productive, car nous la combattons, inconsciemment, par une activité physique et une propension à entreprendre. C'est ainsi que nous meublons un monde et des vies, qui nous paraissent parfois vides de sens. Il y a en nous du René de Chateaubriand, de l'Obermann de Senancour, de votre William Beckford, qui fut un ami de mon grand-père.
– Vous êtes d'égoïstes romantiques. Mais vous n'avez pas d'écharpe, pour porter votre cœur, concéda Jane en riant.
– Au contraire des désolés romantiques, nous refusons la délectation de nos chimères. Nous avons honte des velléités stériles, nous voulons accomplir, en nous forçant à croire à l'utilité de nos vies et de nos travaux. Nous ne sommes pas faits pour être aimés, même de nos enfants, semble-t-il, développa Pacal qui, pour la première fois, se confiait ainsi.
– Alors, je vous plains. C'est un mal incurable, dit Jane.
Au dessert, la salutiste rappela à Pacal sa promesse d'un don pour l'Armée du Salut.
– Après la mort de ma grand-tante, j'ai pensé vendre cet hôtel, mais j'ai décidé de vous l'offrir. Vous pourrez en faire une caserne, dit Pacal.
Béate d'étonnement, Jane Kelscott manifesta sa reconnaissance en quittant son siège, pour venir embrasser le Bahamien.
– Nous n'en ferons pas une caserne, mais nous en tirerons un bon loyer. Tous les enrichis de la guerre
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