Un paradis perdu
commodément. Les planchers, bien qu'encaustiqués, sentaient encore le chêne neuf et, dans l'antique lit à baldaquin, où l'on se hissait à l'aide d'un marchepied, les draps et oreillers, de toile fine, fleuraient bon l'herbe des champs sur laquelle ils avaient blanchi.
Promu châtelain par le voisinage, Pacal reçut la visite du nouveau maire, qui lui donna du « Monsieur le Baron », parce qu'il croyait savoir qu'un lord était toujours baron. Ils se rendirent ensemble au cimetière, devant le caveau des Esteyrac, où Pacal eût préféré que son père reposât. Le même jour, il fit sensation à l'épicerie générale-bureau de poste et du télégraphe, tenus par la mère de Ninette, en envoyant une dépêche à Soledad, via New York et Nassau. Avec un sentiment de liberté rarement éprouvé, il annonça aux insulaires une prolongation indéterminée de son absence. Don Elíseo, assisté de Matthieu et Violet Ramírez pouvaient, avec l'appui de Lewis Colson, gérer la vie quotidienne de l'île, comme Andrew et Fanny Cunnings assuraient le train de ses affaires en Floride. Une dépêche télégraphique, envoyée de Nassau ou des États-Unis, était délivrée, sous trente-six-heures, à Esteyrac, tandis qu'une lettre mettait près de trois semaines pour passer de l'archipel en Grande-Bretagne et, de là, en Auvergne.
La gentilhommière admit sans dérogeance de style le mobilier de l'hôtel citadin de Belgravia et, sur les murs, les ancêtres Cornfield, calés dans leurs cadres tarabiscotés, prirent place près des hobereaux d'Esteyrac, exhumés, en 1891 par Charles, de l'oubli poussiéreux des combles. Pacal se plut à imaginer que ces gentlemen s'étaient peut-être affrontés sur les champs de bataille, au cours des guerres, d'Azincourt à Waterloo. Ayant fait plus ample connaissance, peut-être en viendraient-ils à échanger des souvenirs héroïques, quand la nuit réduit les humains au sommeil et au silence ?
Assis devant la grande table Sheraton à tiroirs, dont avaient usé trois générations de Cornfield, Pacal connut un nouveau bien-être. Le palissandre, lustré par un vigoureux encaustiquage de Ninette, le nécessaire de bureau en bronze doré et le sous-main, pourvu d'un buvard vierge, invitaient à l'initiative épistolaire. La première lettre qu'il écrivit fut pour Liz Ferguson dont, la nuit venue, il lui arrivait de regretter l'absence.
La grande pièce du premier étage, promue cabinet de travail, recevait la lumière par deux fenêtres ouvrant, au nord, sur les labours et les prairies, où paissaient les salers, à robe acajou. Le regard portait jusqu'aux monts Dore et, par temps clair, Pacal apercevait le puy de Sancy, point culminant, à 1 886 mètres, du centre de la France.
Dans cette paisible campagne, tous les événements arrivaient affadis par le temps et l'espace. Aux Bahamas, ils eussent alimenté des conversations animées, à Cornfield Manor et au Loyalists Club, mais à Esteyrac, ils ne prenaient réalité qu'à l'arrivée du journal d'Issoire à l'épicerie générale. En septembre, on découvrit le nom de McKinley, quand le président des États-Unis fut blessé à mort par un anarchiste. Cet assassinat suscita une moindre émotion que celle, provoquée trois ans plus tôt, par le meurtre, à Genève, de Sissi, impératrice d'Autriche. Seul le notaire, abonné à L'Illustration , connaissait l'existence de Theodore Roosevelt, successeur, en tant que vice-président, de McKinley. Le magazine avait, en 98, consacré plusieurs articles aux Rough Riders et à leur colonel, ces Rudes Cavaliers qui s'étaient vaillamment battu à Santiago de Cuba.
Pour lord Pacal, Esteyrac se révéla encore plus isolé du monde que son île. Tout ici devenait relatif, sans influence, sans conséquence sur le quotidien. Le matin, les troupeaux voraces allaient aux champs ; au crépuscule, ils rentraient aux étables, à pas lents, clarines tintinnabulantes, poussés par les bergers. À l'aboiement des chiens répondaient les meuglements offensés des grosses laitières dandinantes, qui jalonnaient de bouses énormes les chemins.
Devant la fontaine aux nymphes, lord Pacal vidait parfois, en compagnie du père Trévol, une bouteille de rosé de Corent, vin aigrelet, qui appelait la tranche de saucisson et le pain bis. Il dînait tôt, fumait un cigare près de l'âtre – où, dès fin août, Ninette alluma un feu de bois –, lisait les livres apportés
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