Un paradis perdu
en toute connaissance de cause, faire leur choix ?
– Comme on choisit un chapeau chez le chapelier ou un cheval à la foire, par exemple, ironisa lord Simon.
Le missionnaire but avec un plaisir évident une large rasade de jus de fruit, qui sembla aussitôt se transformer en gouttes de sueur. Il s'épongea sous le regard dédaigneux du lord. Pour un aristocrate habitué au climat des Bahamas, seul un plébéien américain pouvait autant transpirer.
Nullement découragé par les propos du maître de l'île, le méthodiste ouvrit son sac, en tira des brochures, qu'il posa sur le guéridon, devant lord Simon.
– Je voudrais que vous lisiez ces textes du superintendant général de notre Methodist Church, sir. Ils définissent notre doctrine et détaillent le programme d'enseignement en cours dans nos écoles.
Lord Simon commença à perdre sa belle humeur et, d'un geste sec, repoussa les brochures.
– Je n'aurai pas le temps de lire ça avant que vous nous quittiez, monsieur. Le bateau-poste par lequel vous êtes arrivé repasse par Soledad à six heures de l'après-midi, après son escale à Cat Island. Je vous conseille de ne pas le manquer, dit Simon de son ton de commandement.
– Mais… Je n'ai pas l'intention de m'en aller si vite, sir, fit le ministre, interloqué. Je compte m'installer sur cette île pendant quelque temps, pour faire connaissance des chrétiens qui s'y trouvent et voir les possibilités de création d'une communauté méthodiste.
Lord Simon se contint, mais sa voix trahit son agacement.
– Votre évêque américain vous a sans doute mal informé. Vous êtes ici en territoire britannique. Cette île est un domaine privé, propriété des Cornfield depuis 1640. Je suis donc seul à décider qui peut y séjourner et y faire de l'apostolat ou des affaires.
– Dieu est partout chez lui, sir, répliqua avec aplomb le missionnaire.
– Dieu, peut-être, mais pas les marchands de religions, lança Cornfield.
Se levant vivement, il appela Pibia.
– Tu vas servir à l'office une collation à ce monsieur et tu le feras accompagner au bateau de six heures. Jusque-là, il ne quitte pas Cornfield Manor. Entendu.
Le missionnaire, éberlué, ramassa les brochures, les remit dans son sac et donna libre cours à sa déception.
– Je ne m'attendais pas à pareille réception. Nous autres, Américains, nous avons un autre sens de l'hospitalité.
– Je connais l'Union. C'est un fait qu'on y reçoit n'importe qui, ironisa Cornfield.
– Ministre de l'Église méthodiste, ma mission est de propager partout l'Évangile, sir ; et n'est pas chrétien celui qui s'oppose, en quelque lieu que ce soit, aux interprètes de la parole du Christ.
– Ici, nous nous méfions des interprètes. Les Trente-Neuf Articles 3 suffisent à nous éclairer et à nous conduire.
Le regard flamboyant, lord Simon prit une forte inspiration. Dressé de toute sa taille derrière le fauteuil qu'il venait de quitter, il agrippa le haut du dossier, comme pour occuper des mains qui eussent volontiers jeté l'intrus par-dessus la balustre de la galerie. On entendit craquer le rotin sous la pression des doigts.
– Allez évangéliser les banquiers de Wall Street et les anciens tyranneaux esclavagistes des Carolines, mon garçon, et ne venez pas susciter ici des concurrences de boutiquiers !
S'étant incliné avec raideur, lord Simon traversa la galerie et entra dans la maison, dont il repoussa violemment la porte.
La mésaventure du missionnaire méthodiste, rapportée par Sharko le soir même au Loyalists Club, amusa les gentlemen présents et, plus que d'autres, le pasteur Russell.
– Lord Simon est sage de nous tenir à l'abri des querelles théologiques qui empoisonnent nos communautés depuis que des dissidents ont pris pied dans l'archipel, dit le ministre.
– Il semble que les Églises méthodiste, baptiste et adventiste, la dernière venue, soient riches et puissantes aux États-Unis. Elles reçoivent de nombreux dons des hommes d'affaires, des négociants et des banquiers, même de Jeffrey Cornfield, le cousin de lord Simon, expliqua Lewis Colson.
– Les mormons me plaisent davantage, intervint John Maitland, de qui on célébrait l'entrée au Club.
– Depuis qu'en 1820 le jeune puritain Joseph Smith vit un ange et entendit des voix célestes, on sait que, pour avoir une chance
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