Un paradis perdu
de conserver, après la mort, notre corps divinisé, il faut pratiquer la polygamie. C'est le moyen le plus charitable et le plus agréable d'assurer le salut de nombreuses femmes qui, si elles restaient célibataires, se dissoudraient dans le néant, compléta le marin.
– Le harem serait donc l'antichambre du paradis, lança le docteur Kermor.
– Il n'y a qu'une seule Bible et qu'un seul Christ et je trouve malséant le commerce qu'on fait de la religion chrétienne, sous couvert d'interprétations où le mercantilisme tient plus de place que la foi, reprit le commandant Colson.
– Ces missionnaires de toutes obédiences font, en effet, penser aux marchands du Temple. Ils vendent des doctrines, comme à Jérusalem on vendait des dattes, ajouta Russell.
– Que pense de cela notre ami Desteyrac, qui a été élevé dans la foi catholique, demanda Kermor, se tournant vers Charles.
– Au risque de vous paraître à tous un fieffé païen et bien qu'instruit en religion par les pères jésuites, il me plaît de croire que Dieu et la nature ne font qu'un. D'ailleurs, les religions sont nées de la terreur qu'a toujours inspirée aux hommes la puissance incontrôlable des forces naturelles.
– Le christianisme, né de Jésus-Christ, donne heureusement une autre image de la puissance divine, fit observer le pasteur Russell.
– Le christianisme, Monsieur le Pasteur, est une religion récente. Elle n'a pas deux mille ans d'existence. Nous ne devons pas oublier qu'il y eut, depuis que l'homme primitif se prosternait devant des totems, bien d'autres religions, de la Chine à la Grèce, en passant par l'Inde et l'Égypte. La vue d'une orchidée, d'un colibri, d'un grand marlin, l'arrivée d'un ouragan, le simple retour du soleil chaque matin, ou encore les observations des savants sur la mécanique céleste, suffisent, pour moi, à confirmer l'existence d'une puissance inqualifiable et inimaginable avec notre cerveau et nos sens. Nous l'appelons Dieu par commodité, dit Charles.
– Ce n'est pas médire de notre lord que rappeler qu'il considère la religion chrétienne, d'abord comme une morale indispensable aux peuples de notre temps, fit remarquer Colson.
– Napoléon Bonaparte, qui demanda un jour à un astronome en désignant les étoiles : « Qui a fait cela ? », admettait déjà l'importance de la religion pour régler la conduite morale et sociale des hommes. C'est lui qui, après la Révolution et bien qu'anticlérical, décida, par le Concordat, de rétablir l'Église romaine dans une partie de ses prérogatives, rappela Charles.
– Pour en revenir à l'esprit de conquête des âmes, qui anime les missionnaires des sectes américaines, c'est bien la séparation de l'Église et de l'État, décidée par l'un des dix amendements à la Constitution des États-Unis, votés en 1790, qui ouvrit la voie aux Églises dissidentes, si actives aujourd'hui. En prohibant toute Église officielle et en garantissant la liberté des cultes, les Américains ont lancé une compétition religieuse sans précédent. Dieu merci, il ne viendrait à personne, en Grande-Bretagne, ni dans nos colonies, de mettre les sectes baptistes, méthodistes ou évangélistes, au même rang que notre Église anglicane dont, vous le savez, le chef suprême est Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria, rappela le pasteur Russell.
Comme chaque fois que le nom de la souveraine était prononcé, tous se levèrent, lancèrent un God Save the Queen retentissant et vidèrent leur verre avec ensemble.
Charles Desteyrac s'associait toujours à ce rite, dans lequel il voyait un acte de foi dans les destinées de l'Angleterre. Seul un grand peuple pouvait ainsi, sous toutes les latitudes, exprimer sa cohésion et son unité, en portant un toast à celle qui, chaque fois que ses sujets se réunissaient, n'importe où dans le vaste monde, se trouvait ainsi symboliquement parmi eux.
En regagnant Malcolm House, en compagnie de Colson, Charles apprit du commandant retraité que les Bahamas avaient été, de tout temps un lieu de compétition en matière de religion.
– Comme tous les membres de notre Église établie, j'ai entendu raconter comment les méthodistes avaient pris pied dans l'archipel, dès 1787. Cette année-là, William Willy, un planteur anglais loyaliste, qui refusait de devenir américain, fit venir à Nassau un pasteur méthodiste, pour soutenir le
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