Un paradis perdu
trop âgés pour être mobilisés, se seraient portés volontaires si lord Pacal ne leur eût donné mission de veiller, avec les unités de l'escadre de la Jamaïque, à la sécurité des eaux bahamiennes. Après une réception au Loyalists Club, les mobilisés embarquèrent, confiants, pour Nassau, à bord du Lady Ounca . Sur le quai du port occidental, on vit de gentilles Arawak agiter des palmes en pleurant. Malgré les promesses de leurs amoureux elles craignaient d'être bien vite oubliées.
Dès l'automne, les nouvelles de France confirmèrent le pessimisme de lord Pacal. On se battait, de la Somme aux Vosges, et, le 6 septembre, les Allemands avaient occupé la ville de Meaux, à quarante-quatre kilomètres de Paris. Les Français les en avaient délogés le surlendemain, au cours d'une contre-offensive, décidée et conduite par le général Joffre, qui avait sauvé la capitale, avec l'aide des taxis parisiens. Cette victoire sur la Marne avait coûté des milliers de vies, dont celle de l'écrivain Charles Péguy.
En octobre, des pêcheurs alertèrent les navires de guerre britanniques, stationnés à Nassau. Ils avaient repéré un croiseur allemand, le Karlsruhe , qui évoluait entre Acklins et Mayaguana, au sud-est de l'archipel. D'autres avaient vu un navire charbonnier allemand à Grassy Creek Cay, à la pointe sud d'Andros Island. Nul doute que le croiseur eût rendez-vous avec l'auxiliaire pour se ravitailler en charbon. Aussitôt, le Suffolk , le Berwick et le Bristol appareillèrent. Ils trouvèrent l'allemand et le poursuivirent, l'obligeant à abandonner une de ses chaloupes, laquelle fut déclarée prise de guerre et conduite à Hope Town, port de Great Abaco sur Elbow Cay 2 .
Les Bahamiens qui suivaient l'action des troupes britanniques engagées sur le front français, ne cachèrent pas leur déception depuis qu'ils avaient appris que, dès le 4 août, Woodrow Wilson, président des États-Unis, avait proclamé la neutralité de l'Union, en demandant à ses concitoyens « d'être neutres en pensée et en acte ». Au Loyalists Club, où chaque soir, on commentait les événements, Philip Rodney se montra le plus critique.
– Il faut savoir que vingt pour cent des électeurs américains sont d'origine allemande, ce qui représente trois millions de voix. Alors, Wilson ne veut pas les mécontenter ! dit-il.
En mai 1915, ceux qui critiquaient l'attitude de Woodrow Wilson devant le conflit européen se prirent à espérer qu'il allait réviser sa position, après le torpillage du Lusitania , de la Cunard Line, par un sous-marin allemand, le 7 mai, à dix milles des côtes de l'Irlande. Le paquebot géant, sur lequel lord Pacal avait autrefois navigué, avait coulé en dix minutes. Mille deux cent cinquante passagers et hommes d'équipage avaient péri. Le fait que cent cinquante des cent quatre-vingt-huit passagers américains fussent au nombre des victimes, dont Alfred Gwyne Vanderbilt, descendant du commodore, et le producteur de films Charles Frohman, allait peut-être inciter le gouvernement à prendre en compte la véhémente indignation populaire.
De Boston, George décrivit à son père la réaction des étudiants d'Harvard.
« Nous avons été nombreux à scander « Remember Lusitania », comme autrefois nos aînés avaient crié « Remember Maine ». Les étudiantes regrettent de ne pas être des garçons pour aller faire la guerre. »
Cette fois encore, l'atermoiement de Woodrow Wilson déçut ceux qui pensaient qu'on ne pouvait laisser, plus longtemps, les alliés se battre, sans appui, contre les armées de Guillaume II. Le gouvernement américain, influencé par William Jennings Bryan, le secrétaire d'État pacifiste, se contenta d'envoyer une série de notes. La dernière, le 21 juillet, était en forme d'ultimatum. Le président des États-Unis prévenait le gouvernement impérial que la répétition de tels actes, contraires aux règles de la guerre, serait considérée comme « délibérément inamicale ». Cette déclaration provoqua la démission de Bryan et son remplacement par Robert Lansing. Quelques semaines plus tard, le 19 août, en coulant le vapeur anglais Arabic à bord duquel se trouvaient deux citoyens américains, les Allemands perdirent tout crédit aux yeux de ceux qui prônaient une intervention militaire des États-Unis.
Au fil des mois, les étudiants de Harvard devinrent de plus en plus
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