Un paradis perdu

regretter, dans les bras de sa fille, Violet Ramírez, l'absence d'Emphie, qu'il croyait, comme tous, la survivante des jumelles qui avaient causé tant de déceptions à leurs parents. Seul, Charles Desteyrac avait su qu'à la mort d'Emphie il y avait eu substitution d'identité entre Madge, la survivante, et la défunte. Il avait emporté ce secret dans la tombe. Ce fut donc en toute ignorance de cette situation triviale que le pasteur accepta la mort, avec la sérénité de qui croit à la vie éternelle des âmes.
     

    Quand, en 1912, on apprit à Soledad la fondation, à Nassau, par quelques millionnaires américains, yachtmen habitués des Bahamas, du Porcupine Club, établissement privé, copie conforme du club le plus huppé de Philadelphie, lord Pacal vit là une nouvelle implantation américaine. Strictement réservé à des citoyens des États-Unis, capables de justifier une fortune d'au moins un million de dollars, le Porcupine 12 Club ne comptait que cent vingt-cinq membres, recrutés par cooptation. Ses installations seraient ouvertes pendant douze semaines, en hiver. On y servait le luncheon dans un patio et les membres avaient la jouissance de courts de tennis et d'une plage privée. La première manifestation mondaine du club fut le bal traditionnel, donné au jour anniversaire de la naissance de George Washington, le 22 février. À cette occasion, les clubmen firent venir de New York un orchestre réputé. Les invités bahamiens, dont le nouveau gouverneur sir George Haddon-Smith, furent éblouis par la luxueuse décoration et le confort de l'établissement. Lord Pacal n'y vit qu'un cadre prétentieux, pour qui aime faire étalage de sa fortune.
     
    Quelques semaines plus tard, le 15 avril, ces Américains, comme les Britanniques, furent plongés dans la consternation. Lors de son voyage inaugural, le paquebot Titanic , de la White Star Line, véritable palace flottant, réputé insubmersible, avait fait naufrage, au large de Terre-Neuve, éventré par un iceberg. On comptait sept cent onze rescapés et mille quatre cent quatre-vingt-dix disparus. Parmi ces derniers, quelques milliardaires américains, amis des membres du Porcupine Club, comme John Jacob Astor et Benjamin Guggenheim. Le major Archibald Butt, aide de camp du président des États-Unis, William Howard Taft, et Washington Roebling, le bâtisseur du pont de Brooklyn, étaient au nombre des noyés.
     
    La fin de l'année apporta à Pacal la satisfaction de voir son fils George admis au MIT, ce qui fit passer au second plan une nouvelle agitation à Cuba, et, en novembre, l'élection de Woodrow Wilson, vingt-huitième président des États-Unis.
     

    En juin 1913, lord Pacal, en partance pour la France, voulut voir, au cours de son escale à New York, la première exposition de peinture contemporaine, organisée à l'Armory Show. Le tableau d'un peintre français, Marcel Duchamp, intitulé Nu descendant un escalier , faisait scandale. Cette œuvre, d'après les connaisseurs, était exemplaire « d'une décomposition des formes en volume qui dissout la réalité ». Un autre critique y avait vu « une explosion dans une fabrique de tuiles ». Lord Pacal, dont les préférences allaient aux maîtres anciens, aux préraphaélites et, depuis peu, aux impressionnistes, n'y vit, encouragé par Thomas Artcliff et en faisant un grand effort d'imagination, que rondins tronqués figurant des jambes amputées et, égarées dans une cascade de formes informes, deux petites mangues molles, qu'il consentit à prendre pour fesses roses !
     
    – Tu crois qu'on peut appeler ça peinture ? demanda-t-il à son ami.
     
    – Un art nouveau est en train de naître, une peinture futuriste, je t'assure, affirma Thomas Artcliff, qui prisait fort les œuvres des cubistes.
     
    – Eh bien ! Je viens d'avoir confirmation que je suis étranger à la société qui prise cet art, dit lord Pacal.
     
    1 Auteur de the Bahamas Islands , Geographical Society of Baltimore, Johns Hopkins Press-MacMillan, New York,1905.
     
    2 Rapport cité par Michael Craton, A History of the Bahamas , Collins, London, 1962.
     
    3 Élu président le 8 novembre 1904.
     
    4 Ce texte, comme d'autres, a été repris dans la Vie intense , ouvrage signé par Theodore Roosevelt, président des États-Unis, publié en France par Ernest Flammarion, Paris, 1904.
     
    5 Il devint le vingt-septième président des États-Unis, de 1909 à 1913.
     
    6 Du 17 juin au 21 juillet