Un paradis perdu
appelle ici « grippe espagnole » et qui tue beaucoup de gens. Plus de mille Parisiens par semaine, dit-on », concluait l'aviateur.
Ce n'est qu'en janvier 1919 que Pacal fut averti par télégramme de l'arrivée de son fils à New York, où il se rendit aussitôt, à bord du Lady Ounca .
En retrouvant l'aviateur chez Thomas Artcliff, il vit, au premier regard, combien George avait changé en deux ans. Une calvitie naissante, sans doute due au port quotidien du casque de cuir, et surtout, le regard vide de ceux qui ont tué pour ne pas l'être, impressionnèrent Pacal. Il s'attendait à voir George réjoui et, comme autrefois, exubérant et volubile. Face à son père, l'aviateur n'esquissa qu'un sourire douloureux. Après une accolade prolongée mais silencieuse, il recula d'un pas, demeura un instant figé, les yeux mi-clos.
– Ça ne va pas ? s'inquiéta Pacal.
– Père, j'apporte une affreuse nouvelle. Soyez courageux.
– Martha ! Tu veux parler de Martha ?
– Oui, Martha. Elle est morte en soignant ceux des nôtres victimes de cette grippe espagnole, qui fait des ravages dans toute l'Europe, révéla l'officier.
– Je suivais, par les journaux, le développement de cette nouvelle calamité. Je savais la santé de Martha menacée, mais de là à imaginer…, murmura Pacal les maxillaires noués par le chagrin.
Thomas vint à son ami, le prit affectueusement par l'épaule et le fit s'asseoir dans un fauteuil.
– Quand est-ce arrivé ? finit par demander Pacal.
– Avant de quitter Paris pour Saint-Nazaire, j'ai voulu revoir ma sœur, car nous nous étions souvent rencontrés pendant nos permissions. À l'hôpital de Joigny, où elle avait été affectée, on m'apprit qu'elle était morte la veille.
– Où est-elle, maintenant ?
– Ici, père. J'ai obtenu qu'on prît le cercueil à bord du Kaiserin Augusta Victoria , qui rapatrie les Américains, vivants ou morts, ajouta George.
– Tu as bien fait, approuva le père, accablé.
– Martha se trouve maintenant dans un funeral home , près d'ici. J'imagine que tu veux qu'elle repose à Boston, près de sa mère ? intervint Artcliff.
Lord Pacal acquiesça, d'un signe de tête.
– Je m'occuperai des formalités, compléta l'architecte.
Lord Pacal quitta son siège, fit effort pour se raidir, posa le doigt sur les décorations épinglées au dolman de son fils, la Croix de Guerre française et la Field Service Medal américaine.
– Tu t'es bien battu. Lord Simon et Charles Desteyrac, tes ancêtres, des alliés de toujours en quelque sorte, eussent été fiers de toi. Martha a payé à cette terrible guerre le tribut de notre famille. Cependant, tout doit continuer et, pour toi, une nouvelle vie commence, mon garçon, dit-il, avant de gagner la chambre qu'il occupait chez Thomas, à chacun de ses séjours.
Seul, la porte close, Pacal donna libre cours à son affliction. Martha, la plus Cornfield de ses deux enfants, était entrée dans la mort avant même de vraiment connaître le bonheur insulaire dont elle avait rêvé. Médecin et fille du maître de l'île, elle eût été appréciée à Soledad.
Une soudaine lassitude s'empara du père meurtri. Sans Martha, Soledad perdait toutes chances d'une pérennité Cornfield, George étant devenu le parfait Yankee souhaité par sa défunte mère.
Dominant sa peine, résolu à faire face à la cruelle injustice du sort, Pacal se raidit, noua sous son col une cravate noire et rejoignit Artcliff et George.
Lord Pacal ne s'attarda pas à Boston et, dès le lendemain des funérailles de sa fille, le Lady Ounca appareilla pour Soledad. George retournait à New York, avec son parrain, pour préparer son avenir d'architecte.
Entre la côte américaine et les Bahamas, Pacal, face à la solennelle indifférence de l'Océan, se vit soudain comme un vieil ours solitaire. À Boston, Fanny et Andrew Cunnings lui avaient dit qu'à soixante-deux ans il ne paraissait pas son âge. Même si son miroir, à l'heure du rasage, lui renvoyait l'image acceptable d'un homme aux traits nets, joues creuses, regard assuré, à qui le sang indien épargnait peut-être abondance de cheveux blancs, les années et les deuils répétés l'éloignaient d'un monde en gestation.
Cette guerre avait accéléré tous les progrès et l'on percevait, déjà, qu'elle avait changé les habitudes et les mœurs. Cela
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