Un paradis perdu
revanche, George s'impatientait et pestait contre les journaux américains : on y lisait, trop souvent, que de nombreux aéroplanes, venus des États-Unis, étaient engagés dans les batailles. « C'est faux. Depuis que je suis en France, nous ne sommes que quelques-uns à voler sur les premiers Curtiss, arrivés en mai. Nous n'avons formé que quinze escadrilles, sur les soixante attendues par les Français. J'ai su que le général Pershing, fort mécontent de cette situation, avait câblé, dès le 28 février, à Washington, pour protester « contre un pareil bluff ». On lui a promis l'envoi de six cents avions par mois, à partir d'octobre », précisait le jeune pilote.
Début novembre, par une nouvelle lettre, datée d'un hôpital dont la censure militaire interdisait qu'on divulguât le nom et la situation géographique, Pacal apprit que George était blessé.
« Une omoplate fendue, blessure sans gloire, car je me suis répandu dans un labour, après qu'un Fokker allemand m'eut envoyé une rafale de mitrailleuse dans le moteur. Il l'a payé cher, car j'ai réussi à l'abattre, avant de tenter l'atterrissage de fortune. J'ai, comme on dit ici, « cassé du bois », et me voilà dorloté comme un nouveau-né par des bonnes sœurs à cornette. Je ne comprends pas que des filles si jolies puissent prendre le voile au lieu de prendre un amant. »
Quelques jours plus tard, le 11 novembre, le monde entier vécut l'euphorie de la victoire. L'Allemagne, victime de son ambition insensée, avait capitulé sans conditions. La guerre, dévoreuse de millions de vies, était terrassée 8 . « À jamais en Europe », disaient les optimistes.
L'événement fut célébré, à Cornfield Manor comme à Nassau et dans toutes les colonies de la Couronne. Partout, parades, bals, feux d'artifice et inévitables discours attestèrent la joie des peuples meurtris, souvent obérée par le deuil.
Dès que la nouvelle parvint à Soledad, lord Pacal se rendit au Loyalists Club, pour participer aux réjouissances des marins de sa flotte. Sharko avait décoré le bar de guirlandes, de petits drapeaux alliés et de lampions, mais avant qu'on ne débouche les bouteilles offertes par le maître de l'île, ce dernier demanda une minute de recueillement à la mémoire de Gilles Artwood et d'Anthony MacLay dont les croiseurs avaient été coulés en mer du Nord.
Au cours de cette soirée, lord Pacal fut abordé par John MacTrotter.
– Je suis en correspondance régulière, my lord , avec l'ornithologue de New Orleans, Estelle Miller. Il y a déjà longtemps, elle s'était étonnée que vous n'ayez jamais répondu à ses lettres. Je m'étais alors permis de lui écrire que vous aviez bien d'autres soucis, que c'était sans doute négligence d'un homme très occupé et grand voyageur, dit MacTrotter.
– Vous avez eu raison, trop occupé, répondit Pacal.
– Je dois ajouter, my lord , que je suis invité à une convention organisée par une société ornithologique de Louisiane. J'ai l'intention, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, de me rendre à cette invitation, ce qui me donnera l'occasion de revoir Estelle Miller, car je garde un très bon souvenir de nos échanges.
– Allez à New Orleans, je vous y encourage. La guerre est finie, nous pouvons reprendre de plus agréables occupations, confirma Pacal.
– Puis-je emporter, pour offrir à Estelle Miller, un couple de nos rares perroquets arc-en-ciel. Ils lui ont tellement plu, ajouta l'ornithologue.
– Ajoutez-y, de ma part, une perruche à moustache, compléta lord Pacal avec un sourire ambigu.
Sorti guéri de l'hôpital, George ne manifesta pas un désir pressant de rentrer aux États-Unis, où Thomas Artcliff était prêt à l'embaucher dans son cabinet d'architecte.
« Ayant vu en France assez de beaux bâtiments, ruinés ou abîmés, comme la cathédrale de Reims, j'ai envie de parcourir les régions qui n'ont pas directement souffert de la guerre. J'ai déjà visité les châteaux de la Loire, photographié la cathédrale d'Albi et le pont du Gard. Je voudrais, avant de rentrer, parcourir la cité de Carcassonne, ville médiévale bien conservée. Après, j'embarquerai sur un des navires qui rapatrient nos soldats. Comme vous devez le savoir, Martha ne rentrera pas tout de suite. Comme tous nos médecins, elle s'active auprès de nos soldats, touchés par une épidémie d' influenza , qu'on
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