Un paradis perdu
était patent dans le comportement des Noirs américains, revenus de France, où la ségrégation n'existait pas. Ils avaient pris goût, avec les Blancs, à une certaine familiarité. Les magazines français les avaient photographiés embrassant des femmes blanches.
Souvent, dans les journaux américains et les conversations, des Blancs, citoyens de l'Union, s'en indignaient maintenant. Déjà, pendant la guerre, le général Pershing s'était ému de ces façons auprès du gouvernement français. Rentrés aux États-Unis, ces Noirs, souvent les plus exposés au combat, créaient des troubles dans les villes du nord, à Chicago notamment, où ils entendaient se comporter comme en Europe. On déplorait des rixes, sur les plages du Michigan, où des vétérans noirs entendaient se baigner dans la zone réservée aux Blancs. À Washington, des citoyens blancs avaient, pendant treize jours, incendié des maisons, dans le quartier noir, et lynché leurs occupants. Dans les anciens États esclavagistes, renaissait le Ku Klux Klan, de sinistre mémoire. À Boston, lord Pacal avait entendu les puritains rappeler avec véhémence : « La nature n'a pas appelé les Noirs à l'égalité avec les Blancs. Il convient que chacun reste à sa place. »
Maître de l'île où, depuis plus d'un siècle, les Cornfield s'étaient appliqués à traiter tous les humains, quelles que fussent leur race et la couleur de leur peau, avec une égale rectitude, lord Pacal ne pouvait que condamner l'ostracisme racial voulu par les Américains de race blanche.
Lors de son escale habituelle à Nassau, le 30 janvier, Pacal trouva la ville en fête. La veille, deux hydravions venus de Miami avaient amerri, entre Hog Island et New Providence, après avoir survolé l'archipel. Les pilotes, le lieutenant Sidney Farrington, de la British Royal Air Force, et le lieutenant J. H. Cummings, de l'US Naval Air Service, avaient parcouru les cent cinquante-neuf miles qui séparent Miami de Nassau en deux heures et quarante-trois minutes. Reçus par le gouverneur, les aviateurs invitèrent ce dernier à faire un vol, ce qui permit au représentant de Sa Très Gracieuse Majesté le roi George V de voir New Providence et d'autres îles du haut du ciel, comme les voient les oiseaux !
Si les hôteliers se réjouissaient en imaginant une prochaine liaison aérienne pour touristes fortunés, entre la Floride et Nassau, les fonctionnaires du Colonial Office avaient en tête une autre préoccupation. À la Jamaïque, un certain Marcus Garvey venait de fonder The Universal Negro Improvement Association, l'UNIA, qui se proposait de créer un empire noir dans les Caraïbes. Les Noirs entendaient assumer les responsabilités politiques et économiques jusque-là dévolues aux Blancs. Les théories de Garvey commençaient à se répandre dans les West Indies et, notamment, aux Bahamas, où les travailleurs de race noire formulaient des revendications.
Ces craintes paraissaient oubliées quand les Bahamiens du First West Indies Regiment , incorporés à l'armée britannique au cours de la guerre en Europe, furent accueillis, à Nassau, par le gouverneur et les membres de la General Assembly . Sur les six cent soixante-dix mobilisés, cinquante avaient été tués en opération. Les survivants reçurent, en plus de cadeaux, une prime de cinq livres sterling.
Si les anciens combattants furent heureux de retrouver leurs îles, ce ne fut qu'une petite partie des deux mille cinq cents Bahamiens recrutés, sur contrat, en juillet 1918, pour travailler à Charleston, Caroline du Sud, qui, les hostilités terminées, revinrent aux Bahamas. Engagés pour remplacer les ouvriers agricoles incorporés dans l'armée américaine, nombreux furent ceux qui, à la fin de leur engagement, préférèrent rester aux États-Unis, où ils trouvèrent des emplois bien rémunérés. On ne les revit qu'au temps des vacances ou quand ils vinrent chercher femmes et enfants, pour un exil définitif.
Une surprise attendait lord Pacal à Soledad. Par une lettre au style alambiqué, John MacTrotter annonçait son mariage avec Estelle Miller. « J'ai vingt-deux ans de plus qu'elle, mais Estelle me fait la grâce de ne pas en tenir compte. Je vais m'installer définitivement à New Orleans. Nous viendrons, cet été, chercher mon petit déménagement. Mais la guerre étant finie, peut-être irez-vous, comme autrefois, en Europe à cette époque ? S'il en était
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