Un paradis perdu
expliqua ce jour-là l'ingénieur à son beau-père, venu sans se faire annoncer.
– Quand fonctionnera-t-il, ce phare ? demanda Simon.
– Pas avant quatre ou cinq ans, je le crains, estima Desteyrac.
– Quoi ! Mais je ne le verrai pas éclairer la mer, votre phare ! J'ai soixante-treize ans ! Faites plus vite, mon ami. Après tout, construire une tour n'est pas une telle entreprise qu'il faille plusieurs années, maugréa le lord.
– La construction des phares relève, en France, de la seule compétence des ingénieurs des Ponts et Chaussées, nous avons été formés pour ça. Dans les pays où l'on dispose de tout le nécessaire, la construction d'un phare prend toujours plusieurs années. Les travaux du phare d'Ar-Men, en Bretagne, auquel travaille l'ingénieur Paul Joly, ont commencé en 1869 et ne sont pas achevés 6 . Léonce Reynaud, aujourd'hui responsable du service des phares et balises, a mis cinq ans, entre 1835 et 1840, pour construire le phare de Bréhat ! Et vous savez que le phare de Bird Rock, sur Crooked Island, dont la construction par l'Imperial Lighthouse Service a commencé en janvier 1873, ne sera pas en service avant 76 ou 77. Admettez qu'avec nos moyens cinq années me paraissent une durée correcte, développa Charles, avec un peu d'humeur.
– Bien, bien ! Puisque la construction d'un phare, à Buena Vista, demande plus de temps que la construction du château de Windsor, j'espère que Dieu patientera pour me permettre de voir s'éclairer votre lanterne, s'exclama Simon.
– Regardez travailler nos terrassiers. Ils attaquent au pic le calcaire corallien, pour atteindre la couche dure. On ne peut exiger d'eux plus de rapidité. C'est un travail harassant. Si les intempéries ne nous empêchent pas de travailler, un an, au moins, sera nécessaire pour obtenir une plateforme d'au moins vingt pieds de diamètre. Ensuite, il faudra étaler quelques tonnes de ciment, pour faire la dalle dans laquelle sera ancrée la tour. Une maçonnerie homogène et solide est indispensable pour s'accrocher à la roche.
– Et ce ciment, où le prendrez-vous ? Vous comptez le fabriquer ici avec des coquilles de conches ? demanda Simon Leonard.
– Nous devrons acheter du ciment hydraulique à Portland, aux États-Unis, dit Charles.
Devant la moue de lord Simon, Desteyrac préféra, quitte à exaspérer plus encore son beau-père, évoquer les autres étapes de la construction.
– Ensuite, nous aurons à construire la tour, c'est-à-dire à faire tailler au gabarit un bon millier de blocs de pierre arqués, dit-il.
– Mais, vous allez faire de Buena Vista une carrière ! Il ne restera plus un morceau de calcaire sur l'îlot. Préparez-vous à entendre grincer les dents de ma sœur, Charles !
– Il n'est pas question d'utiliser la pierre d'ici. Le calcaire corallien se corrode ou s'exfolie. Le mieux serait le granit breton, mais cela coûterait une fortune. Je pense que nous trouverons, aux États-Unis, une bonne pierre à bâtir. Je vais demander avis à mon ami Robert Lowell, conclut l'ingénieur.
– Parlons-en, de votre ami Lowell ! Ne trouvez-vous pas qu'il exagère en privant Pacal de vacances pour l'emmener, je ne sais où, suivre des cours de sciences naturelles, tonna Simon.
– Il s'agit d'une école d'été, où l'on enseigne les sciences de la nature. L'école se trouve sur l'île de Penikese, dans l'archipel Elisabeth, au large du New Jersey. Elle a été fondée, l'an dernier, par le savant suisse Louis Agassiz, mort le 14 décembre 1873. Un homme que Lowell et Pacal admiraient beaucoup.
– Je sais, je sais. Pacal m'a écrit qu'au cimetière de Mont Auburn, à Cambridge, où il est enterré, on a placé, sur la tombe de cet Agassiz, un bloc de rocher que l'on a fait venir, à grands frais, du glacier de l'Aar, en Suisse, où le défunt avait fait, paraît-il, autrefois d'importantes trouvailles.
– Pacal nous manque, à Otti et moi, autant qu'à vous, Simon.
– Mais, moi, je suis un vieil homme, Charles. J'ai de plus en plus de mal à me mettre en selle et, quand j'y suis, je crains de tomber. Et cette garce de goutte me revient de plus en plus souvent. Mon vieil ami Uncle Dave voudrait me priver du porto et du gin. Il dit que le vin et l'alcool réveillent la goutte. Hein ! quelle idée saugrenue !
Charles Desteyrac considéra son beau-père d'un regard attendri. L'homme
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