Un paradis perdu
tout ignorer de la trahison de Viola, Pacal se préparait à quitter le salon quand Lowell le retint.
– Vous n'êtes pas au courant de ce qui s'est passé et qui bouleverse l'Amérique. Une tragédie, qui ne sera pas sans conséquences. Lisez ça, dit-il en désignant le journal, posé sur un guéridon, avant de quitter la pièce.
Pacal s'assit, lut et apprit, par le détail, ce que lui avait annoncé Nesta.
Le 25 juin, deux cent soixante-cinq militaires du Seventieth Cavalry Regiment des États-Unis, soit cinq compagnies, et leur commandant, le général George Armstrong Custer, avaient été massacrés par les Indiens, près de la Little Big-horn River 4 , une rivière au pied des Black Hills, entre Dakota et Wyoming. Le 28 juin, les cavaliers du général Alfred H. Terry, renfort que Custer n'avait pas voulu attendre, avaient découvert les cadavres de leurs camarades. Le spectacle des corps nus, mutilés et scalpés, étant insupportable, on s'était hâté de les enterrer 5 . On ne comptait que seize morts chez les assaillants.
Le journal attribuait la responsabilité de ce massacre aux tribus Sioux – Teton et Yankton – rassemblées par leurs caciques, Sitting Bull et Crazy Horse, et aux Cheyenne qui, après l'attaque de leur campement, avaient rejoint les Sioux. Deux mille cinq cents guerriers, bénéficiant de la brume épaisse qui couvrait ce matin-là la vallée de la Little Big-horn, avaient participé à l'assaut, par surprise, du bivouac américain, installé au bord de la rivière. Custer et ses hommes avaient alors tenté de gagner les hautes collines mais, dans l'après-midi, cernés par des centaines d'Indiens, ils avaient tous succombé, après une résistance qualifiée d'héroïque par le journaliste.
La colère des Indiens tenait au fait que le traité de Fort Laramie, passé en 1868 entre les autorités américaines et les Sioux, prévoyait, à l'insu de ces derniers, le déplacement des postes commerciaux et l'installation des Indiens dans des réserves 6 . Quand le bruit courut qu'on pouvait trouver de l'or dans la région des Big-horn Mountains, terrain de chasse des Teton, le gouvernement tenta de convaincre les Indiens d'abandonner ce territoire. Ils refusèrent de s'éloigner des Black Hills, leurs montagnes sacrées, considérées comme le centre de leur pays. C'est alors que le général Custer décida de chasser les Sioux par la force et de conduire, contre ces tribus peu dociles, une guerre à outrance.
Ayant achevé la lecture de l'article qui, faisant la part belle à Custer et à ses hommes, rapportait l'indignation des autorités de Washington et s'associait à la colère du peuple américain, Pacal comprit pourquoi Robert Lowell avait interdit à sa femme de sortir de la maison. Cependant, Viola l'Arawak, avec ses traits fins et réguliers, son nez aquilin, ses yeux clairs, ses longs cheveux soyeux, ne pouvait être confondue avec les squaw des Grandes Plaines, aux traits lourds, peau épaisse, nez épaté, œil sombre.
Il se dit aussi que les étudiants qu'il avait rencontrés dans la matinée devaient alors, comme lui, tout ignorer de l'affaire de la Little Big-horn River. Sinon, ils n'eussent pas été si aimables pour un descendant d'Arawak.
Quand Lowell reparut dans le salon, il ne cacha pas son inquiétude.
– Comme toujours, on va mettre tous les Indiens dans le même panier. Après le massacre de nos soldats, le peuple crie vengeance et va exiger, des autorités et de l'armée, des représailles sans pitié. On reprend déjà le mot attribué, peut-être à tort, au général Philip Henry Sheridan, alors commandant de la division du Missouri : « Les seuls bons Indiens que j'ai vus étaient morts. » C'est pourquoi j'emmène Viola et les enfants à Philadelphie.
– Pourquoi a-t-on voulu expulser les Sioux des territoires de chasse qu'on leur avait garantis, par traité, depuis un siècle ? demanda Pacal.
– Mon garçon, la civilisation avance vers l'ouest. On ne peut tolérer que les Sauvages, vêtus de peaux de bison, coiffés de plumes de corbeau et qui se barbouillent le visage, continuent à faire dérailler des trains, à tuer des fermiers et à prendre leurs femmes comme esclaves. Depuis longtemps, l'armée des États-Unis est en guerre contre les Indiens. Les arrangements qu'on leur propose ne les satisfont jamais. Il faut donc les enfermer dans des réserves, dit Lowell, traduisant ce qu'une
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