Un paradis perdu
compléter.
« On ne doit pas faire de sentiment avec les escrocs de ce genre. Car, vois-tu, ce n'est pas une simple affaire d'argent. En nous grugeant, le directeur et ses maigres complices mettaient en danger, à terme, l'existence même de la filature. Or, plus de huit cents ouvriers et leur famille vivent des emplois qu'ils y occupent. Huit cents familles dont je suis responsable, dont Willy était responsable, dont tu seras un jour responsable, ne l'oublie pas. Nous avons vu les drames causés par la famine du coton, pendant la guerre de Sécession américaine. Le chômage, pour qui n'a que son salaire, est une infection sociale désespérante. La privation, pendant des mois, du coton sudiste, fit ici beaucoup de malheureux et même d'affamés. Cette situation m'a convaincu qu'une filature ne devait plus dépendre d'un seul fournisseur. C'est pourquoi nous achetons maintenant des cotons en Égypte et aux Indes, pas seulement aux planteurs américains, expliqua lord Simon.
Sa rencontre avec sir William Gordon et l'exécution des aigrefins de la filature firent que Pacal fut bien aise de prendre le train pour Londres avec son père, Ottilia et Myra Maitland. Lord Simon devait se rendre, avec John Maitland, à Birkenhead, pour commander aux chantiers des frères Laird le Phoenix II ; il rejoindrait, quelques jours plus tard.
En attendant son grand-père, Pacal, guidé par Ottilia, découvrit la capitale d'un empire « sur lequel jamais le soleil ne se couche », comme aimait à dire la reine Victoria, parodiant Charles-Quint.
De la National Gallery à la sinistre Tour de Londres, prison devenue musée, de l'abbaye de Westminster à la cathédrale Saint Paul, de la City affairiste aux résidences huppées de Kensington, de Covent Garden à Saint James, du Strand au Crystal Palace, des belles boutiques de New Bond Street aux ateliers d'artistes de Chelsea, le jeune homme sentit grandir son admiration pour le peuple qui avait construit, au cours des siècles, une telle métropole et une civilisation aussi rassurante qu'efficace. New York se cherchait encore, alors que Londres affichait déjà une maturité citadine achevée.
Des mois plus tôt, lady Ottilia avait envoyé des ordres afin que, dès leur arrivée, les Bahamiens trouvent l'hôtel de Belgravia, propriété des Cornfield, en état de les recevoir et pourvu d'une domesticité convenable. Quand lord Simon arriva, on cessa de visiter musées, monuments et parcs, pour se consacrer aux mondanités de la Season , multiplicateur annuel des thés conviés, bals, réceptions, courses de chevaux, premières théâtrales, régates, pendant que siégeait le Parlement. Pacal, pourvu d'une nouvelle garde-robe par choix de son grand-père et soins du meilleur tailleur de Savile Row, se vit lancé comme une débutante.
Dans la haute société, le retour du lord des Bahamas et de sa fille Ottilia, mariée à un Français – « d'origine aristocratique », avait pris soin de faire savoir lord Simon –, éveilla un grand intérêt. Dans les réceptions, Pacal Desteyrac-Cornfield, héritier présomptif de Simon et futur lord, fit sensation. Son grand-père ou lady Ottilia le présentèrent à des ducs, des duchesses, des baronets, des membres du Parlement et même, lors d'un dîner, au prince de Galles et à des ministres. Les hommes trouvaient son prénom peu chrétien mais les femmes louaient sa beauté exotique. On murmurait que son teint mat, sa chevelure de jais, son regard vert pâle lui avait été légués par sa défunte mère, une princesse des Arawak ; son aisance et sa distinction, par son père devenu l'époux de lady Ottilia, de qui on affectait d'oublier le passé rebelle.
Les jeunes filles qu'il fit danser jugèrent Pacal timide, parce que peu loquace, mais reconnurent que sa prestance et le charme viril qui émanaient de sa personne rendaient mièvres et maniérées les prévenances de leurs cavaliers habituels, fussent-ils minces et blonds, gras et patauds ou déjà marqués par la débauche.
Une demoiselle à marier, Jane Kelscott, fille de lord James et de lady Olivia, convainquit sa mère d'inviter les Bahamiens à partager la loge familiale lors du Derby qui, depuis 1782, se courait en juin à Epsom.
Ce jour-là, Pacal constata que la course sélective, sur un mile et demi, pour chevaux de trois ans, était d'abord un événement mondain. Portant frac et tube gris perle, comme tous les gentlemen,
Weitere Kostenlose Bücher