Un paradis perdu
agacé lors du percement du canal de Suez, Charles expliqua qu'aux Bahamas Seigneur Temps n'avait pas les mêmes exigences qu'ailleurs.
– Montres et pendules n'ont pas ici l'autorité qu'on leur confère à Londres ou à Paris. Nos îliens règlent leur journée et leurs travaux sur la course du soleil, que les Arawak tiennent pour le maître de l'univers. C'est l'horloge offerte aux hommes par le Créateur. Pour ma part, je me suis adapté aux horaires locaux. Ils sont, tu le verras, d'une extrême élasticité, mais les travaux se font sans difficulté ni retard, car ces indolents ont l'orgueil du devoir accompli.
Les ouragans de l'année précédente n'avaient causé aucune destruction notable et, quand Charles Desteyrac conduisit son ami Fouquet à Buena Vista, pour voir le phare du Cabo del Diablo, il constata que la tour n'avait subi aucun dommage. Il s'étonna en revanche de l'absence des caisses qui contenaient les éléments de la coupole et le précieux optique du phare. À New York, le représentant de la Cunard l'avait informé que les caisses avaient été transportées à Nassau par un cargo, d'où elles devaient être acheminées à Soledad par leur correspondant, un caboteur bahamien.
Deux jours plus tard, Charles apprit, au Loyalists Club, par un officier des douanes de passage à Soledad, que les caisses, arrivées de France via New York, attendaient à Nassau, dans un entrepôt de la douane, que lord Simon veuille bien les faire enlever.
– Il semble que le caboteur qui devait les acheminer jusqu'ici ait fait défaut, expliqua le fonctionnaire, sibyllin.
Cette explication ne pouvait satisfaire Charles. Le laconisme du douanier lui avait paru suspect et, dès le lendemain, il obtint de lord Simon que l' Arawak , commandé par Philip Rodney, le conduisît à Nassau pour charger les éléments indispensables à l'achèvement du phare. Albert Fouquet fut du voyage en touriste ; Tom O'Graney et ses gros bras irlandais devaient assurer le chargement des caisses en souffrance.
Ottilia initia Gladys Hamer au train de vie de Malcolm House après l'avoir, devant les domestiques, installée dans ses prérogatives de gouvernante. Pour ménager la susceptibilité de Timbo, factotum de Charles Desteyrac depuis plus de vingt-cinq ans, elle confirma l'Arawak dans ses fonctions de majordome, ce qui le plaçait sous la seule autorité du maître de maison.
Chaque jour, Pacal passait plusieurs heures avec son grand-père à Cornfield Manor, pour l'aider à lire ou répondre au courrier et parfaire sa formation de futur maître de Soledad. Un matin, comme il entrait dans le bureau de lord Simon, celui-ci lui tendit une coupure de journal.
– J'ignore qui m'envoie cet article. Il était sous enveloppe à mon nom, mais aucune lettre ne l'accompagnait, dit lord Simon en tendant le papier à son petit-fils.
L'article avait été découpé dans un quotidien de Pittsburgh, daté du 10 mars 1880. Sous le titre Un drame de l'adultère , Pacal lut : « Hier matin, ont été célébrées les obsèques de Robert Allan Lowell, directeur de la Pennsylvania Steel Works, ancien professeur au Massachusetts Institute of Technology, à Cambridge. Ce fut le dernier acte d'un drame qui a fait de ce héros de l'armée fédérale pendant la guerre entre les États – il avait eu les deux mains arrachées par l'explosion d'une grenade – l'assassin de sa femme légitime.
» En dépit des réticences familiales, il avait épousé, en 1866, une Indienne des îles Bahamas, plus par reconnaissance des soins qu'elle lui avait prodigués après son amputation des deux mains que par passion amoureuse. Cette femme lui avait donné deux enfants, un garçon et une fille, aujourd'hui âgés de neuf et dix ans. Elle avait aussi mis au monde, en 1877, un autre enfant qui ne vécut pas. C'est la semaine dernière, par la confidence tardive de la nurse de ses enfants, que Robert Lowell apprit avec stupéfaction une infortune jusque-là insoupçonnée. La domestique, qui venait d'être injustement réprimandée par sa maîtresse, révéla à son patron que, si on ne lui avait pas montré le troisième enfant, mort quelques heures après sa naissance, c'est parce qu'il était le fruit d'une liaison adultère de l'Indienne avec un étudiant métis du MIT, hébergé par le couple au cours des années 75 et 76.
» Aussitôt interrogée par son mari en présence de la nurse, l'Indienne
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