Un paradis perdu

civilisatrice des nations évoluées. Cornfield était un esprit libéral. Il admettait volontiers le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, mais c'était une attitude théorique, de principe, une pieuse résolution de conscience, car il estimait que la plupart des peuples, ceux de l'Inde et d'Afrique notamment, même les indigènes bahamiens, seraient toujours incapables, ou du moins pendant longtemps encore, de jouir du droit de se diriger librement. « Si nous n'étions pas là, que deviendraient les habitants de nos colonies ? » disait-il.
     
    Ce souvenir fit sourire Charles. Par-dessus la feuille, il porta son regard sur Ottilia.
     
    Cette femme au visage fin, à peine marqué de rides, aux cheveux bruns niellés d'argent, noués en chignon, dont le regard disait à chaque instant à Charles l'amour attentif qu'elle lui portait, était-elle celle qu'il avait spontanément détestée vingt-sept ans plus tôt ? Lors de ce premier dîner à la table de Lewis Colson, commandant du voilier Phoenix , elle lui était apparue comme le modèle – presque la caricature – de l'aristocrate britannique. En ce temps-là, tout en elle proclamait l'appartenance à une caste fermée, d'une supériorité sociale reconnue, jouissant des privilèges du rang, de la fortune et, naturellement, d'une beauté vénusienne allant de soi. Cette lady Ottilia donnait à penser qu'elle n'était pas de la même chair et du même sang que tout être humain. Quand Malcolm avait révélé la façon de vivre de sa cousine, Charles avait estimé que la rébellion affichée de celle-ci, son rejet des vieux préjugés, sa liberté d'allure bohème, ses frasques mêmes, relevaient du prétendu droit aristocratique de se conduire impunément de façon inconvenante, voire licencieuse. L'honneur de la caste et de la famille opposait une imperturbable dignité aux curiosités du vulgaire. Plus tard, quand lui avait été révélée la vaine recherche du plaisir d'une femme incomplète, qui luttait depuis toujours contre l'inguérissable, il s'était appliqué à la comprendre, puis à l'aimer, avec le souci de la rendre à sa vraie nature, bonne et sensée. Maintenant, l'actrice avait cessé de jouer les multiples rôles d'un répertoire fallacieux.
     
    « Elle est entrée dans la vie à mon bras. J'aurai au moins réussi un sauvetage », se dit-il.
     
    La voix d'Otti le tira de sa méditation.
     
    – Je ne crois pas que vous lisiez ce journal. À quoi pensez-vous ? demanda-t-elle, abandonnant son livre.
     
    Comme toute femme amoureuse, Ottilia entendait partager toutes les pensées de l'aimé.
     
    – C'est à vous que je pense. Au rôle que vous jouiez quand je vous ai connue, sur un beau voilier cinglant vers les Bahamas, confessa-t-il.
     
    – Vous m'aviez spontanément détestée. En ce temps-là, je devais être odieuse, n'est-ce pas ?
     
    – Vous m'aviez ébloui par votre capacité à rassembler, sous une forme superbe, tout ce que j'exécrais chez la femme. Le diable éblouit qui l'approche, dit Charles.
     
    – Vous aviez refusé de me baiser la main. Et Malcolm vous en avait fait la remarque. Rappelez-vous.
     
    – Malcolm ignorait l'étiquette française, qui veut qu'on ne baise la main qu'aux femmes mariées et aux maîtresses de maison. Vous n'étiez ni l'une ni l'autre.
     
    – Moi, je connaissais la règle, mais je n'avais pas apprécié que vous la rappeliez publiquement.
     
    – Dès lors, ce fut l'indifférence de part et d'autre, n'est-ce pas ?
     
    – De votre part, certes. Plus qu'indifférence. Une mise à l'écart de pestiférée. C'est ce que je ressentais, avoua-t-elle.
     
    – Jusqu'au jour où j'appris, par une indiscrétion de Malcolm, les séances avec votre oncle libidineux, ce pauvre Willy Main-Leste, que j'ai vu en ruine, dit Charles.
     
    – De quoi ajouter à votre mépris, j'imagine ?
     
    – Au contraire, Otti. Ce jour-là, j'acquis la conviction qu'il y avait en vous un mystère, un secret impartageable, qui vous poussait à toutes les fantaisies, avec la complicité de Malcolm, qui vous aimait comme une sœur infirme.
     
    – Alors, vous m'avez jugée digne d'attention.
     
    – Digne d'amour, Otti. Mais il a fallu que le destin anéantisse celui que je portais à Ounca Lou pour que je puisse enfin vous laisser venir à moi. Ce que vous souhaitiez, ce que votre père avait, depuis longtemps, compris et espéré.
     
    – Le soir où vous m'avez prise dans vos